C’est une question soigneusement évitée à chaque
nouvel attentat qui survient. Au vu des derniers attentats récents de Barcelone,
toujours la même interpellation qui surgit : pourquoi de jeunes Marocains
ou européens d’origine marocaine et issus de l’immigration basculent-ils de la
petite délinquance à l’entreprise terroriste ?
Les filières catalanes
Après la multiplication des actes isolés pendant
quelques mois partout sur le sol européen, les filières de Barcelone
ont révélé le retour à des profils de terroristes plutôt jeunes et délinquants,
organisés en filières et fortement idéologisés pour passer à l’action en
« meute » et en fratries. Ces réseaux construisent un environnement
propice : la délinquance forme les hommes à l’action violente, les réseaux
existants permettent des solidarités et des trafics au-delà du simple hachisch,
et qui peuvent aussi faire transiter facilement de l’argent pour d’autres
objectifs.
Ces jeunes sont tous d’origine marocaine pour les
attentats de Barcelone comme ceux de Bruxelles. Comment interpréter ces faits
récurrents ? Loin de vouloir faire du culturalisme, nous pouvons expliquer
ce phénomène de plusieurs raisons.
Un réseau de solidarité mondiale
La diaspora marocaine fait partie des dix plus grandes
diasporas au monde avec près de 10 millions de Marocains répartis dans le monde
pour une population totale de 35,28 millions de Marocains au pays. Ce qui
signifie donc que 1 Marocain sur 4 dans le monde vit en dehors de son pays.
Cela tisse une toile et un réseau extraordinaire de solidarité, de
communication et de circulation de capitaux parmi les plus importantes au monde
pour une diaspora.
Dès les années 1970, après l’immigration économique,
beaucoup de familles se sont regroupées en Europe alors que la crise économique
commençait à sévir violemment en Belgique et en France. Combien de jeunes nés
dans les années 1980 ont toujours connu leurs parents au chômage, et ont pu ou
dû basculer dans le royaume de la débrouille ? A tel point, que
l’économie informelle est devenue partie prenante du quotidien pour un certain
nombre.
Le Maroc, premier producteur mondial
de haschich
Le développement du territoire transnational et des
réseaux entre immigrés belgo marocains et marocains est une réalité et n’y est
pas pour rien dans le glissement de certains jeunes « Marocains » en
Europe. La création de véritables comptoirs commerciaux, a fait émerger des
carrefours du trafic : Molenbeek en Belgique en est un parmi des centaines
de relais en Europe de ce commerce illégal. Idem en Espagne avec des villes
comme Barcelone ou Algésiras, villes internationales ou zones franches et
portes d’entrée du vieux continent. Doit-on rappeler que le Maroc est considéré
par les Nations unies comme le premier producteur mondial de haschich ?
Cela crée des convoitises et rapporte beaucoup d’argent pour ceux qui en font
commerce dans le reste du monde, et en particulier en Europe. Les réseaux
tentaculaires ont fleuri en Europe via l’immigration. C’est sur ce réseau
extraordinaire de solidarité mis en place que la cause djihadiste peut alors se
développer à l’international.
Une manne pour le financement du
terrorisme
Malgré la « rupture » historique des Rifains
avec la monarchie, ces derniers ont toujours gardé un lien très fort avec le
Maroc, que ce soit à travers l’envoi d’argent ou le mariage.
Aujourd’hui, en Belgique, il y aurait environ 600 000
habitants d’origine marocaine, soit 3,9 % de la population totale. Côté
Catalogne, il y a depuis les années 1960 une forte présence musulmane marocaine
et pakistanaise à Barcelone : environ 300 000 musulmans. La région, par ses velléités indépendantistes,
a toujours favorisé les revendications identitaires et spécificités culturelles
diverses, tout en écartant bien évidemment la valorisation des valeurs
nationales républicaines. C’est ce qui s’est aussi passé en Belgique : les
associations marocaines ont été largement soutenues dans leur différence et
identité, au détriment du soutien aux valeurs nationales du royaume.
Est-ce un hasard si on a longtemps qualifié la
Catalogne, elle aussi nationaliste en rébellion face à Madrid, de « plaque tournante du djihadisme » ?
A tel point que pour la CIA dès 2010, elle était « le foyer du djihadisme
européen », à la croisée du Maghreb et du cœur de l’Europe avec la France.
Depuis 2012, près des 3/4 des arrestations d’islamistes radicaux qui ont eu
lieu en Espagne, l’ont été en Catalogne.
Crise économique et économie
informelle
La crise économique mondiale de 2008 a eu des
conséquences en Europe, premier partenaire des pays du Maghreb. L’Europe du Sud
a été largement touchée et en particulier les saisonniers qui se rendent chaque
année dans le sud de l’Espagne pour les récoltes, ou viennent pour le secteur
du bâtiment. Entre 2000 et 2008, le chômage a explosé et atteignait près de
28 % de la population active. L’immigration marocaine fut en première
ligne. Enfin, l’économie souterraine va donc bon train en Espagne, encore plus
depuis la crise économique. Le pays fonctionnerait avec 20 % à 30 %
de son économie notamment dans l’hôtellerie et la restauration, secteurs clés
du tourisme, au noir. Ce qui n’est pas évidemment pour permettre aux immigrés
notamment d’obtenir statut officiel, sécurité, stabilité et reconnaissance. Et
ce qui permet aussi de faire fructifier son propre trafic sans être inquiété
par l’État peu efficace dans la lutte contre la fraude. Le basculement de la
petite délinquance au terrorisme a suffisamment été démontré pour un certain
nombre des terroristes récents.
70% de djihadistes marocains
viennent du Rif
Dès 2011, le pouvoir marocain a poussé indirectement
certains ex-détenus à partir en Syrie directement. Ainsi, on estime leur nombre
à 1500 Marocains dont 70% du Rif. La réalité est que le pouvoir chérifien
semblait préférer voir certains de leurs ressortissants disparaître là-bas,
avec le risque de se faire tuer et un risque minime de les voir revenir et
germer sur le territoire national et devenir un élément contaminant.
Dans Le Rendez-vous des civilisations (Le
Seuil, 2007), Emmanuel Todd et Youssef Courbage mentionnaient déjà en 2008 que la
transition démographique très rapide qui a lieu dans une grande partie du monde
arabe a comme souvent dans d’autres parties du monde provoqué des phénomène de
violence sociale très forts. Ce fut le cas en Algérie dans les années 1990 et
plus tardivement au Maroc aussi. Cela amène dès lors à des reconfigurations
violentes de l’imaginaire et des représentations religieuses. Et pose
l’hypothèse suivante que le Maroc parvient encore à contrôler au pays la
violence de cette transition démographique mais qu’elle s’exporte, ou a lieu à
l’extérieur, et notamment au cœur de la diaspora si importante et devient
incontrôlable.
40% de chômage
Cela a repris récemment au Maroc. La région du Rif a connu récemment de
nombreuses manifestations dont l’épicentre est Al-Hoceima. Les
premiers procès de fin août 2017 ont condamné à 20 ans de prison certains
jeunes qui demandaient avant tout de quoi étudier, se loger, se nourrir.
Traditionnellement, on avait tendance à penser que le roi Mohamed VI avait
réinvesti la région depuis son accession au trône. De plus, l’économie du kif
apporte une rente substantielle à nombre de producteurs et leurs familles. Pour
ceux qui veulent suivre la voie traditionnelle, les choses semblent plus
compliqués. Ces jeunes sont prêts à tout pour pouvoir avoir les mêmes chances
que n’importe quel jeune vivant en Europe, et encore cela dépend des pays, pour
pouvoir obtenir une formation, des diplômes et un emploi. Or, le chômage des
jeunes reste extrêmement fort au Maroc. Ils sont en effet près de 40 % à
être sans emploi. Que feront-ils ? Que deviendront-ils ? Quelle image
que d’être encore à plus de 30 ans chez ses parents sans projet viable de
vie ?
Drogue et déradicalisation
La question est profonde et doit être résolue d’un
point de vue euro-méditerranéen. La collaboration ne peut pas être uniquement
européenne mais doit se faire en synergie directement avec le Maroc. Bien sûr,
cela sous-tend d’évoquer des questions épineuses. La fin de la radicalisation
peut-elle passer par un tarissement du trafic de drogue et tous ces réseaux
parallèles avides d’argent et de mort et directement opérationnels pour des
entreprises de mort ? Il est difficile de trancher mais il est clair
qu’une lutte active contre l’économie informelle, contre l’échec scolaire, pour
une meilleure réintégration des personnes désintégrées par l’injonction
d’intégration, nous prémunira probablement d’autres dommages collatéraux.
Sébastien Boussois,
« Causeur », 24 octobre 2017