Roger-Pol Droit
Pour le philosophe, les religions
et les spiritualités contiennent des richesses à la fois intellectuelles,
spirituelles et morales impossibles à négliger.
Qui ne s’est pas trouvé démuni face à un tableau de
Bellini ? Dans les Religions expliquées en images (Seuil) le philosophe
et essayiste Roger-Pol Droit expose, à travers un parcours pédagogique
dans l’histoire de l’art, les notions fondamentales pour appréhender les
différentes croyances. S’il existe, selon lui, des désaccords insurmontables
entre les religions, ce sont ces points de repères qui ouvrent la voie vers la
tolérance, tellement indispensable (1).
Avez-vous vraiment écrit cet ouvrage
pour répondre aux questions de votre fille sur les religions ? Pourquoi une
culture religieuse est-elle indispensable ?
J’ai vraiment écrit ce livre avec ma fille. Comme
beaucoup de parents, nous avions décidé de ne pas lui donner d’instruction
religieuse, pensant qu’elle choisirait elle-même, plus tard. Un jour,
à 13 ans, elle m’a demandé si Dieu était bien le fils de… Jésus ! Là,
je me suis dit que ses lacunes dans le domaine religieux pouvaient être un
sérieux handicap.
D’abord, pour comprendre un certain nombre d’œuvres
d’art, mais surtout parce que nous vivons aujourd’hui un moment où les tensions
et les affrontements liés aux religions sont de plus en plus intenses. Pour
coexister, il me semble indispensable de savoir «qui croit quoi».
Il faut donc avoir des repères sur les principales
religions. Ceux qui ont reçu une éducation religieuse ne connaissent
généralement que leur tradition. Un catholique et un protestant vont partager
la culture chrétienne de l’Europe, mais souvent ils ne savent pas vraiment de
ce que croient un juif, un musulman ou un bouddhiste. Si on ignore ce que croit
son voisin, dans la classe, dans l’immeuble, ou dans l’entreprise, les malentendus
s’installent.
Les Français ont une conception
spécifique de la laïcité. Plus que d’autres Occidentaux, ne sont-ils pas
particulièrement handicapés face au fait religieux ?
Les récents débats sur le burkini, incompréhensibles
vus de l’étranger, ont montré combien la conception française de la laïcité
est, en effet, très spécifique. Notre laïcité s’inscrit dans une longue
histoire, liée aux guerres de religions, à la Révolution, à la montée de la
libre pensée au XIXe siècle. Cette histoire n’a pas d’équivalent
ailleurs en Europe. Quand j’enseignais la philosophie, il y a une trentaine
d’années, j’étais déjà surpris de constater que 90 % de mes élèves ne savaient
pas ce que signifiait INRI dans les tableaux classiques (Iesus Nazarenus Rex
Iudaeorum, c’est-à-dire «Jésus le Nazaréen, roi des Juifs»). La même
ignorance concerne les grands épisodes de la vie du Prophète ou du Bouddha.
Notre tradition antireligieuse, toujours vivace à Charlie Hebdo,
est évidemment respectable, mais elle peut empêcher aussi d’apercevoir les
trésors d’humanité que recèlent les traditions spirituelles.
Mais aujourd’hui les programmes
scolaires intègrent un enseignement sur les différentes religions…
C’est vrai, mais sa mise en pratique demeure très
disparate. Toujours en raison des spécificités historiques de la laïcité
française, on constate souvent des résistances du côté des enseignants, comme
du côté des élèves. Même si les instructions et le matériel scolaires sont
disponibles, il existe ici ou là une sorte de malaise, de crispation. Comme si
dans la culture française, les questions religieuses devaient être mises à
l’écart, déconnectées de tout le reste.
Alors que les croyants sont
aujourd’hui minoritaires, pourquoi les religions restent, selon vous, un
élément essentiel de l’expérience humaine ?
Je ne suis pour ma part ni croyant ni athée, mais
profondément agnostique. Ce qui signifie que je suis convaincu que nous nous
posons des questions sur l’infini, et sur le sens du monde, sans avoir les
moyens d’y répondre. Mais, c’est justement cette interrogation sans fin et sans
réponse ultime qui nous fait humains. Tous les mythes, toutes les religions
essaient de combler cet écart. Voilà pourquoi, j’ai du respect pour les
religions, même si j’en connais les travers : le fanatisme, l’intolérance, les
saloperies… Elles recèlent pourtant un fond de richesses à la fois
intellectuelles, spirituelles et morales impossible à négliger.
Mais comment libérer ces richesses
d’un dogmatisme intrinsèque ?
On peut scruter les religions en être humain, en
philosophe, en observateur, éprouver pour elles de l’intérêt, voire de la
bienveillance, sans être pour autant inclus dans une foi. Mais la religion,
pour le véritable croyant, engage le rapport à soi et aux autres, le mode de
vie, l’examen de ses actes, l’éthique. Pour celui qui adhère profondément et
sincèrement, elle conditionne la totalité de son existence. Si elle représente
une vérité révélée, donc absolue, comment pourrait-il alors y en avoir d’autres
? C’est le problème, absolument sans fin, de la multiplicité du vrai.
Pour les sceptiques, la question ne se pose pas : les
religions ne sont que des fables, et toutes se trompent. Mais, pour ceux qui
sont convaincus d’un absolu et qui pensent le détenir, que faire de ceux qui ne
partagent pas cette conviction ? Les laisser dans leur erreur ? Si on décide de
corriger leur erreur, il va falloir les éduquer. Comment leur refaire la tête ?
Il faudra prêcher, convertir, voire contraindre. Et si les mécréants ne se
laissent pas persuader, ils peuvent être considérés comme diaboliques, donc
persécutés. A quoi s’opposent évidemment des pratiques de tolérance, mais qui
ne sont jamais si simples qu’on croit.
Le monde musulman a réservé par exemple un statut
particulier aux gens du Livre, juifs et chrétiens. Les dhimmis, ces
juifs ou chrétiens résidant dans un Etat musulman, ne doivent pas être
persécutés, mais sont tenus de vivre dans des conditions contraignantes : ils
n’ont pas le droit de construire de nouveaux lieux de culte, doivent porter des
signes distinctifs, laisser le passage aux vrais croyants…
Comment faire dans une société où les uns veulent
imposer leurs convictions aux autres ?
Pour progresser vers une solution, il faut dépasser la
question des doctrines et de leurs contenus et s’attacher à celle des
convictions et de leur intensité. C’est le chemin qu’a suivi Pierre Bayle
au moment de la naissance historique de la tolérance en Occident : considérer
la force de la conviction. Or, elle est aussi vive pour les uns que pour les
autres !
Entre celui pour lequel le blasphème n’existe pas,
comme le dessinateur de Charlie,et celui pour lequel il existe de
manière absolue des frontières entre profane et sacré, entre supportable et
insupportable, il n’existe pas d’accord possible. Nous sommes aujourd’hui, sur
ce point, dans une disjonction insurmontable. Il existe des problèmes sans
solution, si même si cela est désagréable à constater. Or, c’est justement dans
ces cas de désaccords insurmontables qu’il faut inventer de nouvelles formes de
tolérance. Ce point me sépare de Voltaire, malgré la grande estime que j’ai
pour lui. Il écrit, en effet, dans le Traité sur la tolérance que toutes
les religions, dans le fond, disent la même chose.
On ne se ferait la guerre que sur des détails
accessoires, par bêtise, par manque de réflexion. Je pense au contraire qu’il
existe entre les religions des désaccords insurmontables. Un juif ne pense pas
la même chose qu’un musulman, qui ne pense pas la même chose qu’un chrétien,
qui ne pense pas la même chose qu’un bouddhiste ou un athée. Tous peuvent
trouver des terrains d’entente, mais restent différents. C’est à cause de ces
différences, et de ces désaccords insurmontables, que la tolérance est
indispensable. Elle passe par une meilleure connaissance de l’autre.
Vous montrez aussi que l’art a longtemps été au
service des croyances…
L’art est un discours direct. L’écriture,
l’enseignement, l’exposé des doctrines sont réservés aux élites savantes plutôt
qu’au peuple. Les œuvres d’art incarnent directement les mythes sans avoir
besoin de verbaliser. L’art n’est pas seulement une création esthétique.
Il a aussi une fonction d’affichage, de transmission d’un message qui
s’adresse à tous dans sa matérialité concrète. Avec l’avantage de permettre
plusieurs niveaux de lectures.
(1) Lire aussi : la Tolérance expliquée
à tous, Seuil.
Catherine
Calvet et Anastasia Vécrin
Libération,
24 octobre 2016