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17 avril 2020

D’Alger à Istanbul, face au coronavirus, le déni et la censure


Les régimes algérien, égyptien et turc s’efforcent de contrôler l’information pour minimiser le bilan de la pandémie, au risque d’alimenter encore la défiance leur population.

Chasse aux « fausses informations », médecins muselés et bilans laconiques… Dans plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, le manque de transparence et le contrôle de l’information autour du Covid-19 alimentent les soupçons quant à l’ampleur de l’épidémie. En Algérie, en Egypte et en Turquie, où le déni le dispute à la censure dans la gestion de l’épidémie, la crise de confiance avec la population s’accentue. La courbe des décès et des contaminations y progresse lentement, mais inexorablement. La multiplication, depuis mi-mars, des mesures restrictives conforte pourtant le scepticisme face aux communiqués rassurants d’une « épidémie sous contrôle ».
Il aura fallu deux semaines aux autorités égyptiennes pour reconnaître que le pays, qui enregistrait 41 décès et 656 cas de contamination le 30 mars, était devenu un foyer épidémique. Après la confirmation d’un premier cas, fin février, chez une Américano-Taïwanaise de retour d’une croisière sur le Nil, suivi de dizaines d’autres parmi des touristes étrangers et des personnels du secteur, Le Caire a longtemps présenté le virus comme importé et circonscrit aux sites touristiques. Ce n’est qu’après l’apparition de cas dans d’autres provinces que le gouvernement a pris, mi-mars, des mesures : villages sous quarantaine, fermeture des lieux publics, suspension des liaisons aériennes…

Une correspondante du « Guardian » expulsée

Tout en se voulant rassurant sur l’ampleur de l’épidémie, le gouvernement a fait la chasse aux « fausses informations ». Au moins quinze personnes ont été arrêtées pour avoir questionné sur les médias sociaux l’ampleur de l’épidémie. A la suite d’un article paru dans le Guardian, le 15 mars, mentionnant une étude de scientifiques canadiens non publiée, qui estimait de 6 000 à 19 310 le nombre des contaminations début mars en Egypte, la journaliste Ruth Michaelson s’est vu retirer son accréditation et expulsée. L’argument du Caire selon lequel l’étude n’était pas validée scientifiquement a pris du plomb dans l’aile avec sa publication dans la revue scientifique The Lancet, le 26 mars.
Le sort réservé à la correspondante du Guardian n’a pas surpris dans un pays où toute voix critique est muselée, depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, en 2013. « En revanche, le gouvernement ne fait rien contre les médias qui diffusent de fausses informations qui appuient sa position. Il y a une instrumentalisation de l’information et un manque total de transparence », déplore Amr Magdi, de l’ONG Human Rights Watch (HRW). Les bilans quotidiens du ministère de la santé ne précisent ni la localisation ni l’âge des contaminés. Les personnels de santé osent tout juste déplorer, sur les réseaux sociaux, l’impréparation face à l’épidémie. « Des médecins ont pu être témoins de cas cachés, mais ils ne témoigneront jamais, ils ont trop peur », poursuit le chercheur de HRW.

Changement de ton

Le scepticisme a fait place à la panique après l’annonce, les 22 et 23 mars, de la mort de deux généraux du Covid-19. Les autorités ont durci les mesures de précaution après ces décès dans la première institution du pays, forte de près de 500 000 hommes. « Cela a confirmé l’ampleur de la dissimulation par le pouvoir », estime Amr Magdi. Les rumeurs ont circulé sur la mise en quarantaine du président Sissi après sa rencontre avec eux, début mars. Leurs noms étaient sur une liste d’officiers testés positifs au coronavirus qui avait fuité dix jours auparavant, d’autres listes – non vérifiées – circulent depuis.

De la même façon, en Algérie, les autorités ont commencé par vouloir rassurer la population, si ce n’est minimiser les risques que pose l’épidémie du Covid-2019, dénoncent leurs détracteurs. « La situation est sous contrôle », affirmait le 17 mars le président algérien, Abdelmadjid Tebboune. Avant de changer de ton. Le 29 mars, le pays a franchi la barre des 500 malades officiellement testés positifs pour 31 décès. Neuf wilayas (préfectures) ont été placées en confinement partiel, avec un couvre-feu nocturne. Celle de Blida, à 40 kilomètres au sud de la capitale, est sous confinement total.
Si la communauté médicale craint que la propagation de la maladie n’échappe à tout contrôle, le pouvoir est, lui, bien décidé à maîtriser l’information dans un pays où la crise politique et la défiance envers les institutions conduisent les Algériens à douter massivement, sur les réseaux sociaux, de la réalité des chiffres officiels. « L’épidémie qui se propage est une question sécuritaire et sanitaire nationale, qui impose une restriction de certaines libertés, temporairement », avait déclaré le président Tebboune, le 17 mars.
Les personnels médicaux ont investi les réseaux sociaux pour alerter la population des dangers du Covid-19
Enonçant les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la pandémie, le chef de l’Etat avait cité la « recherche et identification des personnes défaitistes qui s’attellent à faire circuler des “fake news” pour semer l’anarchie et maintenir le citoyen en état de panique ». Cette volonté de lutter contre des « fake news » supposées n’a pas empêché la page officielle du ministre du commerce de relayer, il y a quelques jours, un faux communiqué de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), affirmant que l’Algérie était « hors de la zone de danger » et qu’elle allait « bientôt vaincre le Covid-19 ».

Le 22 mars, selon un communiqué du conseil des ministres, le chef de l’Etat a « ordonné au ministre de la communication d’interdire la diffusion de toutes statistiques sur la situation des cas atteints à travers le pays, en dehors [de celles] du ministère de la santé ». Le lendemain, ledit ministère menaçait, le cas échéant, les médias de poursuites judiciaires. Si la directive est appliquée dans les médias publics, la presse privée qui s’oppose au régime s’en affranchit pour l’instant. Certains dénoncent une « censure » supplémentaire dans le climat déjà liberticide qui règne dans le pays.
« Nous ne respectons pas ces directives. Il nous suffit d’avoir des informations fiables qui nous viennent de sources médicales », explique Bouzid Massimo Ichalalene, directeur du site d’informations Interlignes. Les personnels médicaux ont investi les réseaux sociaux pour alerter la population des dangers du Covid-19 ou dénoncer l’état de délabrement du secteur de la santé publique. Certains disent être harcelés par ce que les Algériens appellent les « mouches électroniques », des milliers de profils qui s’attaquent aux opposants depuis le début de la contestation politique qui agite le pays, il y a un an.

Enterrements à la sauvette

En Turquie, les voix critiques sont elles aussi plus que jamais priées de se taire pendant la pandémie de Covid-19. Près de 500 internautes ont été interpellés pour s’être livrés à des « provocations » sur les réseaux sociaux, a annoncé le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu. Malik Yilmaz, un chauffeur routier âgé de 29 ans, a ainsi passé le week-end en garde à vue pour avoir partagé une vidéo dans laquelle il dénonçait l’inaction du pouvoir politique, qui s’est abstenu d’imposer un confinement total.
Malgré les mesures prises par le gouvernement pour tenter de limiter la propagation du virus – écoles et universités fermées, confinement obligatoire pour les plus de 65 ans et les malades chroniques, annulation de toutes les liaisons aériennes, mise en quarantaine de plusieurs villages –, l’épidémie progresse. Lundi 30 mars, le ministère de la santé a signalé 168 décès dus au coronavirus depuis le début de l’épidémie, le 11 mars, tandis que le nombre de personnes contaminées est de 10 827.
Chaque jour, Farhettin Koca, le ministre de la santé, annonce le bilan de la pandémie sur son compte Twitter, sans préciser ni la classe d’âge, ni les lieux géographiques des cas répertoriés. « Les Stambouliotes doivent être particulièrement vigilants », s’est contenté de dire lundi le policier en chef Süleyman Soylu, sans qu’un bilan ait jamais été dressé des cas de Covid-19 pour la ville de 16 millions d’habitants.
Soucieuses de créer une perception positive de leur action, les autorités sont accusées de manquer de transparence par les internautes et par les politiciens d’opposition. Veli Agbaba, député du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), a ainsi mis le doigt sur une anomalie dans les statistiques officielles. Samedi, alors que le ministère de la santé rapportait 16 décès en tout dans les 81 provinces de Turquie, le site d’enquête en ligne sur les décès de la municipalité d’Istanbul, aux mains du CHP, indiquait la mort de 20 personnes du Covid-19 dans la seule ville sur le Bosphore. Après les déclarations du député, l’accès au site municipal a été momentanément bloqué.

Des membres du personnel hospitalier à Istanbul ont affirmé, sous couvert d’anonymat, qu’une consigne émanant du ministère de la santé obligeait les hôpitaux à déclarer mortes de « pneumonie » les personnes décédées du Covid-19. Lundi, la chambre des médecins d’Ankara a déploré, sur son compte Twitter, la contamination de 18 agents de santé de la capitale, tous diagnostiqués positifs au Covid-19. « Nous avons le sentiment que les chiffres sont beaucoup plus élevés que cela », souligne l’association. Ces derniers jours, des vidéos sont apparues, qui montrent des enterrements à la sauvette, des rangées de tombes creusées à la va-vite dans des cimetières improvisés. Selon des témoignages anonymes, des cimetières de ce type sont apparus à la périphérie d’Istanbul, notamment à Beykoz et à Kylios.

Marie Jego, Hélène Sallon et Madjid Zerrouky
Le Monde, 31 mars 2020