Rechercher dans ce blog

12 décembre 2019

Le concept d’islamophobie nous ramène deux siècles et demi en arrière


Pour Alban Ketelbuters*, l’intimidation de la population à propos d’une croyance religieuse fait le jeu de ses fidèles les plus sectaires.

En 2011, à Paris, l’auteur hispano-argentin Rodrigo Garcia met en scène la pièce Golgota Picnic. Furieux de savoir que Jésus de Nazareth, leur Messie, y est représenté comme un fou, deux milliers de catholiques intégristes manifestent alors pour dénoncer la « christianophobie » à l’œuvre, quelques semaines après que des fanatiques de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet ont protesté devant le Théâtre de la Ville contre la pièce « blasphématoire » de l’Italien Romeo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu, déroulée sous bonne garde policière. À l’époque, le Parti de gauche, le Parti communiste et le Nouveau parti anticapitaliste organisent une contre-manifestation dans le quartier latin pour protester contre « l’ordre moral ». 

La religion n’est pas une personne

Huit ans plus tard, les mêmes organisations, dont Jean-Luc Mélenchon et l’ensemble du groupe parlementaire La France Insoumise, sont descendues dans la rue pour dire « Stop à l’islamophobie ». Que faut-il en conclure ? Que la gauche, littéralement contaminée par ce « prosélytisme compulsif » dont parle l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans la neuvième partie de Tristes tropiques, a tourné le dos à ses racines intellectuelles et à ses classiques. Cela fera bientôt cinq ans que les frères Kouachi ont, selon leurs propres termes, « vengé le Prophète » en décimant la rédaction de Charlie Hebdo
Mais la religion n’est pas une personne et encore moins une race. Nous devrions pouvoir sans crainte, dans un pays libre, l’examiner, la critiquer, la dénoncer si besoin, la tourner en dérision et même l’insulter : aboli en France dès la Révolution, le blasphème est un droit démocratique élémentaire, constitutif et inséparable de la liberté d’expression, garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Vouloir intimider ou museler la population à propos d’une croyance religieuse, c’est faire le jeu de ses fidèles les plus sectaires et orthodoxes, au détriment de ceux et celles qui ont une pratique du culte beaucoup plus libérale. C’est aussi nous dire que l’héritage des Lumières mérite d’être abandonné. Si nous étions au XVIIIe siècle, les mêmes auraient cloué Voltaire, qui dénonçait l’intolérance religieuse et les crimes commis en son nom, au pilori.

La gauche et la laïcité

Ces manifestations d’arrière-garde, présentes et à venir, contre la « christianophobie » ou « l’islamophobie », concepts aussi réactionnaires l’un que l’autre, sont massivement rejetées par les Français dans leur pluralité. Jadis laïque, et parfois même anticléricale, une partie de la gauche épouse aujourd’hui le discours religieux dans ses acceptions les plus victimaires. En continuant sur cette voie, sa parole sur la laïcité finira par être aussi peu crédible que celle d’un François-Xavier Bellamy et de toute une partie de la droite nécrosée par les lobbys catholiques, liée à La Manif pour tous et aux mouvements anti-avortement. À elle de voir. Mais dans un pays miné par l’intégrisme, où les attentats terroristes commis au nom de l’islam ont fait des centaines de morts et des milliers de blessés, ceux qui mènent la bataille contre « l’islamophobie » risquent de récolter la seule chose qu’ils méritent : une cascade de raclées électorales.

Alban Ketelbuters

Le Monde des religions, le 13 novembre 2019

(*) Alban Ketelbuters est coauteur de deux essais : L’islamophobie (Dialogue Nord-Sud, 2016) et La GPA pour tous ? (Des ailes sur un tracteur, 2018). De 2012 à 2017, il a publié une cinquantaine de textes engagés relatifs à l’égalité des sexes, l’homosexualité et la laïcité, publiés notamment dans Le Monde, Libération, Marianne, L’Humanité ou Le Devoir. Titulaire d’un master « Lettres, Arts et Pensée contemporaine » de l’Université Paris-Diderot – Paris VII, il prépare actuellement un doctorat en littérature et études féministes. Il est également l’auteur de deux pièces de théâtre, Un peu de nuit (L’Avant-Scène, 2009) et Du sang sur la couronne (Quartett, 2016).