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16 octobre 2019

Téhéran sous pression après la mort de « la fille bleue »

Sahar Khodayari

Depuis l’immolation par le feu de Sahar Khodayari, une jeune Iranienne passionnée de foot, de nombreuses voix s’élèvent pour pousser le pays à lever l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les stades.
Sur les deux photos qui existent de Sahar Khodayari sur Internet, la jeune femme a des pommettes saillantes et des yeux rieurs, pleins de vie. L’Iranienne passionnée de foot est morte le 9 septembre après s’être immolée par le feu devant le tribunal révolutionnaire de Téhéran, où cette jeune femme de 29 ans devait être jugée, le 8 septembre. Sa faute : avoir tenté d’entrer dans un stade de foot à Téhéran, le 12 mars, pour assister au match de son équipe favorite, Esteghlal.
Désormais surnommée « la Fille bleue » (la couleur d’Esteghlal), Sahar Khodayari est devenue le symbole de la lutte des Iraniennes pour entrer dans les stades. Depuis la révolution en 1979, la République islamique ne permet pas aux femmes d’assister à des matchs de foot, jugeant que l’« ambiance » n’y est pas « appropriée ».

La FIFA hausse le ton

Ces dernières années, des supportrices de foot et des militantes ont tenté de braver l’interdit, au prix d’arrestations et de condamnations. Mais l’émoi suscité par la mort de Sahar Khodayari est tel qu’elle pourrait bien provoquer la fin de cette interdiction. La Fédération internationale de football (FIFA) a ainsi haussé le ton, jugeant la situation « inacceptable » et demandant que « les femmes soient autorisées à entrer dans les stades de football en Iran ».
Sahar Khodayari a été arrêtée en mars alors qu’elle tentait d’entrer dans le grand stade Azadi, à Téhéran. « Elle s’était grimée en garçon, portant une perruque bleue et un long manteau », explique sa sœur, dans un entretien accordé au quotidien iranien Shahrvand. Mais lorsque l’un des gardes a voulu la contrôler, elle s’y est opposée en lui révélant qu’elle était une fille. « Nous sommes une famille religieuse », précise la sœur. Sahar Khodayari est placée en détention.
Le lendemain, sa famille, qui vit dans la ville religieuse de Qom (à 150 kilomètres de la capitale), se rend à Téhéran pour tenter d’obtenir sa libération. En vain. Ses parents ne peuvent réunir la caution exorbitante exigée par le juge. L’Iranienne reste donc en prison avant d’être libérée trois jours plus tard. « À sa sortie, elle était plus triste et moins sociable », explique la sœur de Sahar. Dans le dossier monté contre elle, s’ajoutent des charges telles que : « atteinte aux bonnes mœurs en public » et « insulte aux agents de sécurité ».
Le jour où Sahar Khodayari se rend au tribunal pour récupérer son téléphone portable, confisqué lors de son arrestation, elle entend l’un des employés déclarer qu’une peine de six mois l’attend. Le jour de son procès à Téhéran, le juge est absent, pour des « raisons personnelles ». Mais la pression sur la jeune fille est énorme. Elle achète de l’essence et s’immole en face du tribunal, en plein centre de Téhéran, devant les regards horrifiés des passants.
Selon sa sœur et son père, elle souffrait de problèmes psychologiques – ce qui a été notifié aux autorités judiciaires, qui n’y ont prêté aucune attention. Brûlée au troisième degré sur 90 % de son corps, Sahar Khodayari succombe à ses blessures. Selon les médias iraniens, elle a été inhumée sans que ses parents n’aient eu l’autorisation de rendre publique la date de ses obsèques.

Soutiens et représailles

Après sa mort, #BlueGirl (« Fille bleue ») est devenue très populaire sur Twitter. L’émoi a même poussé certaines personnalités politiques iraniennes à réagir. « Elle était la fille de l’Iran, le pays où les hommes décident pour les femmes et les privent de leurs droits humains les plus élémentaires, s’est désolée la députée réformatrice Parvaneh Salahshouri sur Twitter. Nous sommes tous responsables de l’arrestation et des brûlures de toutes les Sahars de ce territoire. »
Dans le milieu footballistique iranien aussi, des voix se sont élevées pour pleurer la mort de la jeune femme et pour demander l’ouverture des stades aux Iraniennes. Au début de leur premier match depuis la tragédie, les joueurs d’Esteghlal ont porté des hauts noirs (la couleur du deuil), avec un cœur en bleu, portant les mots « la Fille bleue », en anglais et en persan.
Ce geste a fait réagir les plus conservateurs. Leur cible : le capitaine d’Esteghlal, Vouria Ghafouri, qui, sur Instagram, avait appelé ses camarades à « faire preuve d’unité et de solidarité pour que les femmes obtiennent enfin le droit d’entrer dans les stades de foot ». La très conservatrice agence iranienne de presse Fars a d’emblée demandé des représailles contre le capitaine d’Esteghlal pour son action qui « a plu aux médias anti-révolutionnaires ». Une faute très grave…
En Iran, pourtant, l’heure de vérité arrive bientôt : la FIFA demande que, dès le 10 octobre, lors du premier match de qualification de la sélection nationale pour la prochaine Coupe du monde, contre le Cambodge, le stade Azadi ouvre ses portes aux femmes. Une victoire, si elle a bien lieu, au goût amer pour les Iraniennes.

Ghazal Golshiri

Le Monde, 27 octobre 2019