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18 octobre 2019

Tal Bruttmann : "Chez Zemmour, la “lutte des races” tient lieu de programme politique"




La contribution d’Eric Zemmour à la « convention de la droite », organisée samedi 28 septembre par les proches de Marion Maréchal, constitue un tournant. Il ne s’agit plus des propos d’un polémiste frayant avec l’extrême droite, mais d’un discours s’inscrivant ouvertement dans la veine fasciste, assumé et revendiqué comme tel.

On ne s’étonnera pas d’entendre celui qui tente de réhabiliter Pétain, tout en réécrivant une histoire qui s’arrange des faits, citer comme références aussi bien le contre-révolutionnaire Joseph de Maistre (1753-1821) que l’écrivain fasciste Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945).
Mais la teneur du propos déroulé samedi va au-delà. Il constitue rien moins qu’une vision eschatologique et un appel au combat « contre la colonisation du pays et pour sa libération », ceci dans une France qui serait aujourd’hui une dictature et où la République serait morte.
Eric Zemmour qui, depuis plus de quinze ans, a table ouverte dans les médias, qui va sans doute occuper à nouveau un créneau télévisé sur CNews et dont le discours est retransmis en direct sur LCI, ne manque pas de dénoncer le bâillonnement dont lui et les tenants de sa ligne sont les victimes de la part d’un régime « liberticide ».
Il n’est certes pas à une contradiction près. Chantre de Maurras (1868-1952), il pleure la mort de la République. Contre-révolutionnaire, il revendique le droit au blasphème accordé par la Révolution. Laquelle se trouve rangée, avec les Lumières et la IIIe République, aux côtés de la révolution de 1917.

Ennemi principal de Zemmour : l’islam

Zemmour se veut la voix des persécutés, mais des persécutés d’une catégorie bien particulière : la majorité, blanche et catholique, attaquée par les minorités et en butte à l’Etat qui gouverne contre le peuple.
Son ennemi principal, la menace absolue, c’est l’islam – pas l’islamisme. L’islam qui mènerait une attaque contre la France et l’aurait submergée, menaçant d’extermination la population française autochtone, et marchant de conserve avec le « libéralisme droit-de-l’hommiste » qui n’y voit que des avantages.
Rangeant sous la même bannière jacobinisme, droits de l’homme, néolibéralisme, communisme, fascisme et nazisme, qu’il semble considérer comme équivalents, il n’en partage pourtant pas moins des points communs avec les trois derniers, à commencer par une posture paranoïaque : l’agresseur est l’agressé, il ne fait que se défendre face à une menace d’extermination que fait peser sur lui « l’autre ».
C’est peu dire que Zemmour fait sienne la théorie du « grand remplacement » [popularisée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus], devenue le fer de lance du combat mené par une grande partie de l’extrême droite occidentale, et qui n’a rien d’anodine, les multiples attentats sont là pour le rappeler, à commencer par les 51 morts de Christchurch (en Nouvelle-Zélande), le 15 mars. Le récent démantèlement (en juin 2018) d’une cellule d’extrême droite, au sein de laquelle on comptait un diplomate, rappelle aussi que ces thèses ont leurs adeptes en France, prêts à passer à l’action.
Au service de cette théorie fumeuse, Eric Zemmour puise dans bon nombre de registres, mêlant allègrement sources et références. Le « péril jaune » de la fin du XIXe siècle est repeint en « péril noir », l’Afrique incarnant désormais la menace démographique. Lorsqu’il évoque la France des petits commerces écrasée par le grand capital, il récite Poujade. La dénonciation d’« un corps étranger inassimilable », en l’occurrence les musulmans, ne fait que reprendre les écrits antisémites de la fin du XIXe siècle, lesquels ont largement prospéré dans les décennies suivantes – l’inassimilabilité des juifs fut martelée par Vichy à l’heure des mesures antisémites, ce qui permet de rappeler que jamais le régime de Vichy n’a protégé les juifs français, hormis dans le récit uchronique qu’en fait Zemmour. Mais le cœur de ses propos puise directement dans les années 1930.

Théoricien de « l’histoire cachée »

Celui qui ne manque pas de dénoncer les historiens qui travestiraient la vérité – tout comme les démographes qui participent à cacher la réalité du « grand remplacement » – ne se distingue en rien des générations spontanées de spécialistes prompts à mettre au jour l’histoire cachée, luttant contre une « histoire officielle » savamment dénoncée.
Il se situe dans le droit fil d’un Augustin Barruel (1741-1820) – prêtre jésuite et essayiste polémiste, pour qui la Révolution française était imputable à un complot ourdi par la Maçonnerie –, mais aussi dans celui des spécialistes de la mise en scène de l’alunissage par les Etats-Unis, en passant par les adeptes des « Protocoles des Sages de Sion » [un faux « plan de la conquête du monde » par les juifs, élaboré à la fin du XIXe siècle, en pleine affaire Dreyfus].
Zemmour n’est pas avare en matière de complots. Rien n’y manque, ni la dénonciation de la IIIe République des « radicaux francs-maçons », ni la complainte sur l’art dégénéré d’aujourd’hui, qui le place en héritier de Maurice-Yvan Sicard (1910-2000) et Henry Coston (1910-2001), écrivains collaborationnistes, glosant sur le même sujet en 1944 dans leur brûlot Je vous hais !
Tout n’est que mensonge, la vérité est escamotée par les sciences vendues on ne sait trop à quelle puissance occulte – ou plutôt on ne le sait que trop, celle de la finance et des banques, qui contrôlent l’Etat.
Car Zemmour ne se contente pas uniquement de remplacer dans sa rhétorique largement puisée dans les années 1930 la figure du juif par celle du musulman. Il ne rechigne pas à jalonner son propos de signaux à peine cachés, qui sont autant de marqueurs évocateurs pour ceux qui savent qui sont les « cosmopolites citoyens du monde » et qui se cache derrière le « pouvoir des banques » et « l’universalisme marchand » mentionnés dans ses propos.
En cela, il s’inscrit là aussi dans les théories de l’« alt-right » et autres suprémacistes américains, pour qui les juifs tirent les ficelles du « grand remplacement ». Raison pour laquelle, il y a près d’un an, une synagogue à Pittsburgh, aux Etats-Unis, fut prise pour cible et onze personnes tuées.
C’est donc un homme martelant une vision du monde dans laquelle la « lutte des races » tient lieu de programme politique, adossé sur une mixtion hallucinatoire mêlant deux siècles de théories antirépublicaines et racistes qui l’amène à appeler « au combat contre la colonisation et pour la libération », qui a été mis à l’honneur dans cette convention dont les organisateurs ambitionnent d’incarner la droite de demain, non plus héritière de De Gaulle, mais d’une droite au sein de laquelle Maurras et Pétain feraient presque figure de modérés.

Tal Bruttmann

Le Monde, 2 octobre 2019