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03 mars 2016

Féministes du monde arabe : chronique d’un combat loin des préjugés occidentaux




Dans son livre “Féministes du monde arabe”, la journaliste Charlotte Bienaimé tire le portrait de jeunes femmes, à contre courant, qui se battent pour se libérer des carcans qui les enferment. Morceaux choisis.

“Oui je me fais harceler. Oui, on me touche les fesses, les parties génitales, bon OK, mais ça se passe tous les jours. Je ne vais pas raconter ça, c’est banal. Et je trouve ça affreux que quelque chose comme ça devienne presque normal”. Tels sont les mots de la féministe algérienne Sana, relatés par Charlotte Bienaimé dans son livre sur les Féministes du monde arabe, paru en janvier 2016. Dans une longue enquête, la reporter a donné la parole à une génération de femmes, féministes revendiquées ou non, qui militent pour leurs droits. Agées de 18 à 35 ans, elles vivent en Algérie, en Tunisie, au Maroc ou en Egypte. Et témoignent d’une réalité à la fois bouleversante et affligeante, où les discriminations sont quotidiennes, du harcèlement de rue à l’injonction de virginité en passant par l’inégalité devant l’héritage. Chronique d’un livre qui dépeint une réalité déroutante et dérangeante, mais fait le portrait de femmes gorgées d’espoir et terriblement courageuses.

Une enquête qui casse les préjugés

Comme se plaît à le rappeler Charlotte Bienaimé, les luttes des féministes du monde arabe sont loin d’avoir commencé avec les printemps arabes de 2011. Elles ont émergé dès la fin du XIXe siècle dans les boudoirs des harems égyptiens, au même moment que les luttes des féministes européennes. Malgré les révoltes de 2011 où les femmes étaient descendues massivement dans la rue en Egypte et en Tunisie, la situation de la gent féminine n’a guère changé depuis. Tandis que certaines femmes ont été battues ou agressées pendant les manifestations de 2011, quelques tabous sont tombés, mais aucune révolution sexuelle n’est advenue.
Pourtant, “sans révolution sexuelle, il ne peut pas y avoir de révolution”, assène la militante féministe marocaine Betty, fervente avocate de la liberté sexuelle. Inlassablement, les féministes du monde arabe tentent de prouver aux femmes et aux hommes maghrébins que le sexe n’a pas été importé par les colonisateurs occidentaux. En effet, contrairement au fanatisme saoudien rigoriste, l’islam originel encourage la sexualité. Le prophète Mahomet a d’ailleurs dit : “J’ai aimé de votre monde les femmes, les parfums et la prière.” Alors que la pudeur n’était pas de rigueur dans les années 1950, où les femmes du Maghreb étaient nombreuses à se promener en short ou à ne pas être voilées, les pays du Golfe persique ont importé à la fin du XXe siècle leur modèle sociétal au Maghreb, à coup de pétrodollars.

A la découverte des initiatives des militantes indépendantes

En retranscrivant les longues interviews des féministes, Charlotte Bienaimé les rapproche du lecteur, qui apprend à les connaître pas à pas, au fil des pages. Une illusion de proximité se créé, et la journaliste nous fait progressivement entrer dans le quotidien et l’intimité de ces jeunes femmes. Le lecteur y découvre leurs petites luttes pour résister au quotidien normé, qui les cantonne à la maison et normalise les discriminations.
C’est ainsi qu’au détour d’une page se dévoile l’histoire de Khadija, vice-présidente de l’association La voix de la femme amazighe. A ce titre, elle sort régulièrement de sa ville de Rabat pour partir à la rencontre des femmes amazighes (berbères) et les informer sur leurs droits. Alors que 60% de la population marocaine est analphabète, ces femmes marocaines isolées et sans accès à Internet ignorent qu’elles peuvent, depuis 2004, se marier sans tuteur, ou que la polygamie est désormais encadrée et nécessite l’accord de la première épouse. Sans ces initiatives indépendantes d’activistes comme Khadija, les (rares) réformes en faveur de l’égalité femmes-hommes ne profiteraient qu’à une élite connectée et urbaine.

Avoir le droit à une sexualité avant le mariage

Charlotte Bienaimé fait aussi le portrait de femmes sexuellement libérées, qui ont pris de la distance face à l’interdiction – dans la loi ou dans les faits – du sexe avant le mariage. Tolérés pour les hommes, les rapports sexuels avant le mariage sont refusés aux femmes. Certaines en viennent jusqu’à se faire reconstituer l’hymen avant leur mariage, pour établir un certificat de virginité prénuptial. Selon Nedra Ben Smaïl, auteure de Vierges ? la nouvelle sexualité des Tunisiennes (2012), “plus des trois quarts des filles tunisiennes qui se marient seraient des ‘vierges médicalement assistées’, tandis que 20 % seraient des ‘vraies vierges'”.
Atiqa, féministe algérienne revendiquée, confie ainsi qu’elle accompagne ses amies chez le médecin pour qu’elles se fassent reconstituer l’hymen.
“Je le fais à contrecoeur, mais parfois, c’est nécessaire. J’avais une copine, sa mère la harcelait toutes les secondes, dès qu’elle ne faisait quelque chose qui lui plaisait pas, dès qu’elle faisait pas le dîner, elle lui disait : ‘Je sais que t’es pas vierge, je vais te ramener chez le gynéco et je vais ramener le certificat qui prouve que tu ne l’es pas à ton père’. Sous cette menace permanente, la jeune fille n’arrivait plus à vivre. Sa mère la surveillait jusqu’à la sortie des toilettes où elle s’en allait vérifier le contenu de la poubelle à la recherche de quoi que ce soit en rapport avec la sexualité.
Elle n’en pouvait tellement plus qu’elle m’a dit : ‘Là, j’ai envie de faire une hyménoplastie et ensuite un certificat de virginité pour lui jeter à la figure.’ Eh ben, on est allées faire l’hyménoplastie ensemble. […] Mais c’est dramatique, […] c’est de l’autoflagellation”.

Des femmes musulmanes, à leur façon

Parmi les femmes interviewées, beaucoup sont musulmanes et toutes sont unanimes : féminisme et islam sont compatibles, tout comme féminisme et voile. Victime des interrogations de beaucoup d’Occidentaux, le voile est porté par une poignée de militantes, comme la technicienne de Rabat Khadija, qui défend le droit à l’avortement.
“Mon voile n’a rien à avoir avec la religion, c’est social, déclare-t-elle. Personnellement, je pourrais l’enlever, mais je ne préfère pas parce que je ne veux pas froisser ma mère qui ne comprendrait pas. […] On peut être musulmane et féministe. Moi je prends ce que je veux de l’islam. […] Au Maroc, une fille en minijupe n’est pas forcément une fille de mauvaise vie et une femme voilée pas nécessairement opposée à l’émancipation !”
Quant à la Marocaine Asma, qui se revendique féministe islamique/musulmane, elle porte le voile plus par conviction religieuse que par soumission au patriarcat. Alors que le Coran n’est pas le seul texte sacré à avoir des versets misogynes – présents également dans les Ecritures juives et chrétiennes -, Asma rappelle qu’il est possible de concilier foi et modernité. Elle défend sa liberté de choix et cite un des versets du Coran : “nulle contrainte en religion”.
Voilées ou non, urbaines ou rurales, toutes ces femmes innovent et inventent de nouveaux féminismes, parfois différents du féminisme occidental anti-religieux. Sur les réseaux sociaux et sur Internet, elles éprouvent une liberté qu’elles s’efforcent de conquérir dans la rue, et dans leur vie quotidienne. Tandis qu’elles n’acceptent plus d’être tenues responsables du harcèlement quotidien auxquelles elles font face, elles réagissent et tentent de se réapproprier leur corps. Toutes mènent un combat de chaque instant, en s’éloignant des rôles sociaux traditionnellement attribués aux femmes. Comme l’Algérienne Shahinaz, qui vit seule, sans mari ni parent et fait autant face aux remarques désobligeantes de sa famille qu’aux tentatives d’approche appuyées des voisins, qui assimilent encore le féminisme à la débauche.

Gaëlle Lebourg

Les Inrocks, 7 février 2016
 Féministes du monde arabe, Charlotte Bienaimé, Les Arènes, janvier 2016, 18 €.