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15 mars 2016

Daech : les doutes et les questions sur les 22.000 fiches



Des formulations douteuses et d'étranges logos figurant sur les documents attribués au groupe État islamique par Sky News font douter plusieurs experts.

«Daechleacks». C'est le nouveau nom donné à cette affaire: la publication, mercredi, de 22.000 fiches de djihadistes par la chaîne Sky News et dont l'authenticité n'a toujours pas été établie par les autorités britanniques et françaises. À l'origine de cette fuite: un homme se faisant appeler Abou Hamed. Ce repenti a raconté auprès de la chaîne britannique qu'il avait combattu pour l'Armée syrienne libre, puis rejoint les rangs de l'État islamique. Déçu par l'organisation terroriste, il aurait décidé de dérober des données, sauvegardées sur une clé USB, au chef de la police interne de l'organisation djihadiste avant de les transmettre à un journaliste en Turquie.

Des incohérences

À l'intérieur de ses formulaires: des informations sur des recrues d'une cinquantaine de nationalités. Dates et lieux de naissance, groupes sanguins, numéros de téléphone... Les données sont nombreuses et précises, mais plusieurs experts ont exprimé des doutes quant à l'authenticité de ces documents. Plusieurs éléments ont retenu l'attention des spécialistes:

1) Une mention étonnante. En haut à gauche des documents figure dans l'encadré l'appellation «direction générale des frontières». «Or, cette administration n'existe pas sous l'État islamique, qui ne reconnaît aucune frontière», fait remarquer l'islamologue et agrégé d'arabe Mathieu Guidère.

2) Une appellation surprenante. Sur le drapeau noir, en haut à droite du document, il est écrit «État de l'Islam en Irak et au Levant». Cette mention n'a jamais réellement été utilisée par Daech. D'avril 2013 à juin 2014, le groupe terroriste s'était baptisé «État islamique en Irak et au Levant» avant de raccourcir leur appellation et de s'autoproclamer «État islamique». «Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est que sur le même document vous avez les deux appellations: État de l'Islam en Irak et au Levant et État islamique en Irak et au Levant», fait remarquer Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamistes.

3) Un étrange logo noir. En bas à droite de chaque formulaire apparaît également un logo noir en forme de cercle qui n'aurait jamais été utilisé par Daech. «C'est une sorte d'infographie tirée d'une vidéo de propagande vieille de plusieurs années», explique Wasim Nasr, journaliste et spécialiste à France 24.

 
Autre source d'interrogation: le volume réel de ces fiches. Selon trois médias allemands, qui ont eu accès à l'intégralité des 22.000 formulaires, il y aurait «de multiples doublons» et le nombre de personnes effectivement enregistrées serait «considérablement moins élevé». Sans doute «quelques milliers» de personnes, originaires des Etats-Unis, d'Indonésie, de Russie ou encore d'Afrique du Sud.

Le dossier Sinjar

Ces différents éléments poussent certains experts à s'interroger: «Peut-être que certaines des informations sont vraies et qu'une mise en page a été fabriquée pour vendre chèrement l'info à différents acteurs», estime le journaliste Wassim Nasr. «Moi-même, j'ai été confronté à ça. On va en Turquie, à la frontière syrienne, on nous propose toute sorte de documents estampillés avec un drapeau noir à tous les prix», a-t-il réagi sur LCI. De son côté, Mathieu Guidère pense que ces fichiers auraient été «transformés» pour apporter plus de crédibilité «aux fichiers originaux, qui n'étaient que de simples documents Word». «On voit bien que des éléments ont été rajoutés», insiste-t-il. «C'est vrai qu'il y a plusieurs bizarreries», constate également le chercheur Romain Caillet. «Mais il ne faut pas oublier que ces fiches datent de 2013, époque où l'EEIL commençait à s'établir. Il est possible qu'il y ait eu des erreurs qui se soient glissées».
Ces 22.000 formulaires ne sont pas sans rappeler «le fichier Sinjar» (Sinjar Records en anglais, ndlr) dont l'existence a été révélée par le New York Times en 2007. Cet ensemble de documents contenait une liste de plus de 700 combattants étrangers ayant rejoint al-Qaïda en Irak. Le quotidien américain avait expliqué à l'époque que les forces américaines l'avaient découvert près de la frontière syrienne, dans un camp près de Sinjar. «On retrouve la même présentation et les mêmes informations collectées», assure Mathieu Guidère qui avait travaillé sur ces documents à l'époque. La seule différence avec les documents de Sky News, «c'est qu'on ne retrouve pas la partie financière»: dans les documents d'al-Qaïda, figuraient à l'époque les sommes que les combattants étrangers avaient remis à l'organisation terroriste à leur arrivée. «Ces similitudes me laissent penser que les listes (qui viennent d'être diffusées) ont été établies par un ancien cadre d'al-Qaïda, ayant peut-être rejoint Daech», suppose Mathieu Guidère.

Un mélange de plusieurs listes de combattants

Cet ensemble de documents serait en réalité un agrégat de plusieurs listes, rassemblant des combattants étrangers venant de plusieurs groupes djihadistes (État islamique, Front al-Nosra, la branche syrienne d'al-Qaida, etc.) «Une première version de ce fichier circulait déjà depuis le mois de décembre dans les milieux des renseignements», assure l'expert Mathieu Guidère. Une thèse également soutenue par le journal Le Monde qui parle d'«un montage d'éléments provenant de plusieurs sources». «Nous pensons pour l'heure que cette construction était destinée à faire monter les enchères», indique une autorité française au quotidien du soir. «Une chose est sûre, ce n'est pas un document officiel de l'EI», ajoute-t-elle.
Du côté des autorités, seule l'Allemagne a affirmé que ces documents étaient «très probablement authentiques». «C'est une opportunité unique de prouver que des citoyens allemands ont participé à des activités terroristes», a réagi le ministre de l'intérieur Thomas de Maizière. Un porte-parole du gouvernement britannique a déclaré que Londres étudiait à présent «la façon dont nous pouvons utiliser ces informations pour lutter contre Daech», acronyme de l'EI en arabe. En Suède, les services de sécurité (Säpo) ont indiqué qu'ils connaissaient aussi l'existence de ces documents. En France, le ministère de l'Intérieur n'a toujours pas réagi vendredi en fin d'après-midi.

Caroline Piquet
Le Figaro, 11 mars 2011