Autre temps, autres mœurs. Juste
après avoir dévoilé à son cabinet un pacte conclu avec une poignée de rebelles
colombiens qui octroyait à l’Amérique le droit « d’utiliser, d’occuper et
de contrôler » ce qui deviendra plus tard le canal de Panama, Teddy
Roosevelt demandait à Elihu Root : « Ai-je répondu aux
accusations ? » Et le ministre de la Guerre de répondre sans
ambages : « Vous étiez accusé de séduction, et vous avez prouvé de
manière concluante que vous étiez coupable de viol ».
Quelque 18 présidences plus tard,
plus personne n’accuse les leaders américains de séduire des nations éloignées
ou de violer des terres étrangères. Au contraire, l’esprit de l’empire dont
était imprégné le président Roosevelt – et qui a depuis façonné le destin de
l’Amérique – est en train de se faner. Ce qui pose des questions cruciales au sujet
de l’avenir des Etats-Unis, de ses rivaux, et du monde qui existe entre eux.
Premier président vraiment curieux
du monde extérieur, Teddy Roosevelt a posé les fondations de l’impérialisme
américain. Ce qui a démarré avec l’éviction de Cuba des hélicoptères de combat
espagnols et l’établissement d’une base navale aux Philippines, s’est ensuite
accru avec le canal de Panama et la médiation américaine entre la Russie et le
Japon. L’entrée décisive des Etats-Unis dans ce qui était jusqu’alors l’impasse
de la Première Guerre mondiale a scellé le nouveau rôle de l’Amérique en tant
que pouvoir mondial. Parallèlement, la puissance industrielle et l’emprise
commerciale de l’Amérique ont été telles que les isolationnistes, qui avaient
d’abord laissé Washington hors des Nations unies et de la Seconde Guerre
mondiale, ont en définitive vu les Etats-Unis émerger de la guerre comme une
superpuissance avec laquelle les jeunes générations ont été familières toute
leur vie.
L’Amérique est fatiguée
Un tout autre tableau se dessine
aujourd’hui. Entre les troupes américaines évacuées d’Irak et celles qui se
préparent à quitter l’Afghanistan l’an prochain, alors que Washington a
parrainé un accord avec Téhéran qui ne requiert aucune concession idéologique
de la part l’autocratie islamiste, une autre réalité se fait jour :
l’empire américain est en train de battre en retraite.
C’était en tout point flagrant
pendant la crise syrienne. Les Etats-Unis sont à présent un empereur réticent,
un guerrier fatigué d’errer à travers les océans, lassé de traquer les méchants
et de sonder sans cesse de lointains régimes afin de déterminer qui est contre
qui, pourquoi, et quel est l’impact sur les intérêts américains. En ce sens, le
revirement de Barack Obama sur la Syrie, son abrupte transition d’une attaque
militaire au débat parlementaire puis à l’accord de désarmement avec la Russie,
est profondément révélateur. Non pas en raison de sa série de rebondissements
médiatiques mais bien parce que les Américains étaient largement d’accord avec
leur président. Obama et une grande partie de l’opinion publique américaine ont
beau être divisés sur de nombreux autres sujets, allant de l’assurance santé au
contrôle des armes, un large consensus, sans doute dans l’air du temps, prévaut
désormais en matière de politique étrangère : l’Amérique veut rester à la
maison.
Sur le dossier iranien, c’est
manifestement ce principe qui guide le secrétaire d’Etat américain John Kerry.
Passés quelques considérations d’honneur et le souvenir douloureux d’attaques
contre les intérêts, les idéaux et les représentants américains, le diplomate
cherche avant tout à se sortir de l’ornière. Et retirer une nouvelle punaise
rouge de la grande carte qui impressionne et dépasse tant l’esprit d’Obama.
La question posée par cette retraite
en règle est alors de savoir si la profonde empreinte américaine sur l’Histoire
est prête à laisser sa place, et si oui, qui peut combler le vide qu’elle
commence à créer.
Le siècle américain n’était pas
seulement, ni même surtout, constitué de guerre et de diplomatie. Il était
aussi fait d’économie, de culture et de valeurs.
Le retour russe
« L’Amérique », écrivait
il y a 72 ans le journaliste américain Henry Luce, est « la capitale
intellectuelle, scientifique et artistique du monde ». Elle exportera
« les grands principes de la civilisation occidentale – et surtout la
justice, l’amour de la vérité, l’idéal de charité ». Paradoxalement, cette
vision sur le déclin a malgré tout été récemment éprouvée par l’administration
Obama en Egypte. Le résultat pour la Maison-Blanche ? Une débâcle majeure.
En demandant le départ de Hosni
Moubarak après les rassemblements de manifestants sur la place Tahrir il y a
presque 3 ans, Obama espérait promouvoir la démocratie sur le Nil. C’est aussi
pourquoi il a suspendu l’aide militaire au Caire après que ses forces de
sécurité aient tiré sur la foule de protestataires, en juin dernier. Payant le
prix de la haine, le président américain fixe désormais du regard une Egypte
qui n’est plus démocratique et qui, il y a 15 jours, commençait à renouer ses
liens militaires avec la Russie de Vladimir Poutine. L’arrivée au Caire des
ministres russes des Affaires étrangères et de la Défense, vraisemblablement
pour vendre des MiG-29 ainsi que des systèmes de missiles correspondants, est
un signal pour Washington. Elle signe la perte du statut hégémonique américain
gagné dans les principaux pays arabes il y a une quarantaine d’années, à la
suite de l’éviction par Anouar el-Sadate de ses conseillers soviétiques.
Ce retour russe en Egypte, comme le
rôle de Moscou dans la crise des armes chimiques syrienne, est un reflet du
retrait américain du monde. Un tel scénario n’aurait jamais eu lieu sous John
F. Kennedy, sans parler de Richard Nixon, ni même Ronald Reagan ou encore Bill
Clinton.
Autre symptôme de déclin, les
Etats-Unis sont passés, ces dernières années, du statut de plus grand créancier
à plus grand débiteur du monde. Quant à la carte de la présence militaire
américaine à travers le monde, elle est, de manière assez stupéfiante,
similaire à celle de la Grande-Bretagne à la veille de son propre déclin.
Pékin revendique sa part du gâteau
Les animaux de la jungle reniflent
la fatigue du lion Amérique et, parmi eux, l’Etat juif. C’est ce que le
ministre des Affaires étrangères Avigdor Liberman a voulu dire la semaine
dernière en affirmant à Sdérot que, même si les Etats-Unis demeurent « la
pierre angulaire » de la politique étrangère israélienne, Jérusalem devait
chercher de nouveaux alliés.
Ce n’est d’ailleurs pas une
coïncidence si, au même moment, le Premier ministre Binyamin Netanyahou était à
Moscou et rencontrait le président russe Vladimir Poutine, quelques jours après
que le tapis rouge ait été déroulé à Jérusalem pour le président français
François Hollande, acclamé pour sa position indépendante, belliciste et
contraire à celle des Etats-Unis vis-à-vis de l’Iran. Reste que le désir russe
de combler le vide impérial post-américain n’est pertinent que sur les plans
militaires et diplomatiques. Le Kremlin a beau vendre des armes et offrir des
négociateurs et des intermédiaires, il a peu à offrir en dehors d’un arsenal et
de matières premières.
La Chine, en revanche, peut se
targuer d’égaler les Etats-Unis. Tout ce que les Américains ont en magasin, les
Chinois l’ont aussi, des gadgets aux aéroports en passant par les voitures et
les autoroutes. Les chances qu’un pays comme l’Egypte préfère désormais se
tourner vers Pékin pour de larges projets de construction et de travaux publics
sont donc très importantes. La République populaire est bien moins chère que
l’Oncle Sam, et il n’y a pas de clauses politiques dans ses contrats. Enfin,
les discussions engagées par l’Etat hébreu avec Pékin sur le chemin de fer vers
Eilat indiquent également une émergence chinoise en tant que grand constructeur
régional.
Tout cela ne veut évidemment pas
dire que l’ère de superpuissance américaine touche à sa fin : la retraite
stratégique prendra du temps, et la compétition qu’affronte aujourd’hui le marché
américain ne signifie pas qu’il sera totalement mis de côté, et certainement
pas du jour au lendemain. De plus, tout comme la politique économique russe est
vouée à l’échec, la Chine est un zombie diplomatique, qui n’a pas le désir
qu’éprouve la Russie de faire tourner la Terre. Mais enfin et surtout, personne
dans le monde ne semble prêt pour l’instant à relayer les Etats-Unis du point
de vue de la culture et de la technologie made in America. Cette domination
culturelle et technologique survivra au retrait impérial de Washington. Et pour
cause : c’est une création du peuple américain et non de ses
dirigeants ; qu’ils aient déployé, comme Roosevelt, ou replié comme Obama,
l’empire d’outre-Atlantique.
Amotz Asa-El
Jerusalem Post, 26 novembre 2013
Jerusalem Post, 26 novembre 2013