Tarek Fatah
« Allah,
détruis et écrase complètement les juifs » : ce propos entendu à la
télévision égyptienne illustre la vigueur prise par l’antisémitisme dans le
monde musulman. Mais sait-on que ce phénomène doit autant à l’influence des
idées occidentales sur les penseurs islamistes qu’à la tradition musulmane
elle-même ?
« En toute logique, les musulmans et les
juifs auraient dû et pourraient être partenaires. Leurs croyances sont très
semblables », écrit à juste titre Tarek Fatah dans son ouvrage provocateur
The Jew is Not My Enemy.
Et, en effet, dans l’imaginaire des chrétiens occidentaux du moins, les deux
religions furent pendant des siècles assimilées. Depuis les théologiens du
Moyen Âge jusqu’à Hegel, on appréhenda l’islam comme un simple avatar du
judaïsme, l’attitude à l’égard des deux communautés étant généralement hostile.
Quoique pas toujours. Les musulmans comme les juifs étaient ainsi admirés des
romantiques du XIXe siècle, qui voyaient en eux les détenteurs d’une
spiritualité orientale qui avait inspiré et pouvait continuer d’inspirer
l’Occident. Quand Juifs et Arabes furent classés dans la même race
« sémitique », le terme avait encore souvent valeur de compliment.
C’est d’ailleurs en partie en réaction à ce philosémitisme que l’antonyme fut
forgé. Et c’est en partie en réaction à l’antisémitisme moderne que le vieux
rêve de « retour » des Juifs en Orient s’imposa à travers le
mouvement sioniste. Lequel entraîna un conflit long et sanglant, toujours en
cours, entre juifs et musulmans à propos de la Terre sainte d’Israël-Palestine.
À chaque fois qu’un Arabe fut chassé de chez lui, l’idée de parenté
judéo-musulmane en souffrit. Jusqu’à ce que la création de l’État d’Israël en
1948 fasse apparaître les deux communautés comme irréductiblement ennemies, non
seulement aux yeux de l’Occident chrétien, mais aussi à leurs propres yeux.
Nul besoin d’être soi-même
juif pour avoir conscience des vues souvent peu amènes de ceux-ci envers
l’islam et les musulmans : il suffit de parler avec des juifs ordinaires.
Le temps est loin où l’on érigeait fièrement, à New York ou à Vienne, ces
synagogues de style mauresque qui rappelaient la proximité des juifs avec leurs
cousins arabes. Mais ce n’est pas cette islamophobie qui intéresse Tarek
Fatah ; c’est le préjugé qui lui fait pendant dans sa propre communauté :
l’antisémitisme musulman.
Le sujet n’est pas nouveau.
Bernard Lewis lui a consacré un classique,
Sémites et antisémites (1), que l’auteur cite parfois. Mais Fatah
est l’un des très rares musulmans à s’être emparés du débat. Cela lui donne
naturellement du crédit auprès des lecteurs extérieurs à la communauté. Cela
risque aussi d’outrager davantage ses coreligionnaires. Quiconque connaît la
trajectoire de l’auteur, un Canadien musulman célèbre pour sa critique de
l’islam radical, connaît aussi l’hostilité considérable dont il est l’objet de
la part de ceux qu’indignent ses opinions audacieuses. Mais, avec ce livre,
Fatah persiste et signe, en s’efforçant de savoir si le préjugé antijuif est
ancré dans les profondeurs mêmes de sa propre religion.
Pour répondre à cette
question, il sonde différents champs de la tradition sacrée musulmane dans des
chapitres intitulés « Allah, détruis et écrase complètement les
juifs », « Les juifs de Banu Qurayza » et « Mahomet arrive
dans la ville des juifs ». Le premier intitulé est extrait d’un sermon
récemment prononcé sur une chaîne de télévision égyptienne, illustrant la haine
des islamistes contemporains pour les juifs, mais le chapitre porte
essentiellement sur le lien entre ce préjugé et les meurtres perpétrés par des
terroristes pakistanais dans un centre judaïque à Bombay, au moment des
attentats qui ont touché la ville en novembre 2008.
« Ô Allah, défais
les kuffar »
Les deux autres chapitres
mentionnés rattachent l’esprit de cette haine contemporaine aux anciennes
traditions islamiques relatives à la tribu des Banu Qurayza. Une histoire que
peu d’Occidentaux connaissent. Les Banu Qurayza étaient des juifs résidant à
Médine, la ville que Mahomet dut fuir pour gagner La Mecque. Ils auraient trahi
le Prophète au profit de ses ennemis, sans toutefois prendre part aux combats.
Les troupes de Mahomet, sorties victorieuses de la « bataille du Fossé »,
auraient ensuite massacré de sang-froid les hommes de la tribu. Ce meurtre de
masse est considéré par de nombreux islamistes à la fois comme une preuve de la
traîtrise des juifs et comme une recommandation quant à la manière d’y
répondre.
Ce type d’intransigeance est
renforcé, explique Fatah, par des éléments récurrents de la liturgie, telle
cette formule qui conclut de nombreux sermons du vendredi : « Ô
Allah, défais les kuffar ». Kuffar peut être traduit par
« infidèles » ou « incroyants », mais l’auteur lui donne le
sens, comme le font selon lui de nombreux imams, de « juifs et autres
non-musulmans ». De nombreux croyants s’opposeraient à une telle
interprétation, mais je suis convaincu que Fatah a raison et que nombre de ses
coreligionnaires ont bel et bien cette signification en tête. C’est l’un des
éléments plus ou moins traditionnels du culte musulman susceptibles d’être
récupérés par l’extrémisme djihadiste.
Le public informé de ces
questions ne l’ignore pas : ce radicalisme ne remonte pas tant à
l’islam médiéval qu’à sa réinterprétation relativement récente, notamment en
réaction à la modernité occidentale. Malgré son usage revendiqué de sources
religieuses, l’antijudaïsme islamiste contemporain a principalement son
origine dans un antisémitisme occidental qui n’a rien à voir avec l’islam. Les
principaux coupables sont de ce point de vue les théoriciens des XIXe et
XXe siècles comme l’islamiste égyptien Sayyed Qotb, très au fait de la
pensée européenne, et dont Fatah analyse les écrits en détail. Dans ce
contexte, l’auteur évalue à sa juste mesure la collaboration arabe avec les
nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Certes, elle n’a guère pesé face à
l’attitude de la majorité qui a plutôt choisi l’indifférence ou la coopération
avec les Britanniques ; mais, dans la mesure où elle a existé, elle fut motivée
par l’opposition aux activités juives en Palestine. Aujourd’hui,
l’antisémitisme occidental classique – dont Les
Protocoles des Sages de Sion sont l’emblème – et le négationnisme
ont davantage d’adeptes dans le monde musulman que dans leur foyer européen
d’origine. Le phénomène, bien réel, est aggravé par le conflit entre Israël et
les Palestiniens. Il reste que la haine des juifs ne fait pas partie de la
tradition musulmane.
Pas vraiment, en tout cas.
L’auteur trouve bien sûr des préjugés antijuifs non seulement dans les textes
modernes d’inspiration occidentale, mais aussi dans les sources musulmanes
classiques. Accepte-t-il pour autant l’idée d’un islam antisémite par nature ?
Pas exactement. Fatah plonge au plus profond de la tradition pour dénoncer
l’antisémitisme islamique, mais il ne va pas jusqu’au bout. Notamment dans le
chapitre intitulé « Le Coran est-il antisémite ? », il exonère le
livre sacré et attribue cette haine à la littérature postcoranique, comme les
hadith et la sîra, compilations que Fatah juge pour l’essentiel apocryphes, et
qui prétendent rapporter les propos, les événements et les détails
biographiques relatifs à Mahomet. Il remarque ainsi que le massacre des Banu
Qurayza par les troupes de Mahomet n’est pas mentionné dans le Coran, mais
uniquement dans la sîra. Il est d’accord avec Salam Elmenyawi, président
controversé du Conseil musulman de Montréal, selon qui « le Coran prône le
respect du judaïsme », et ajoute la citation suivante, du même
Elmenyawi : « Dans la littérature des hadith […] pleinement intégrée
par les musulmans dans l’enseignement islamique, le juif ne peut être respecté,
le juif est l’ennemi de Dieu jusqu’à la fin des temps. » En bref, l’auteur
oppose le Coran, parole de Dieu, à ces constructions humaines que sont les
hadith et la sîra. Il estime le premier exempt de préjugés, tout en dénonçant
l’antisémitisme des seconds.
Il est vrai que même les
savants musulmans les plus conservateurs admettent que les hadith et la sîra
sont moins fiables que le Coran. La manœuvre de l’auteur peine cependant à
convaincre. Il est frappant de voir à quel point l’argument d’Elmenyawi et de
Fatah fait écho aux stratégies déployées autrefois pour préserver la réputation
du judaïsme auprès des gentils. Au XIXe siècle et au début du XXe,
les juifs réformés ont ainsi éliminé, ou radicalement altéré, tout ce qui
semblait contredire les postures modernes, libérales et respectables chères à
l’Occident en voie de sécularisation, des lois régissant la nourriture kasher à
la croyance en la vie éternelle. Ils affirmaient que les injonctions
indésirables n’émanaient pas de la Bible hébraïque, mais de son interprétation
et de son évolution dans la construction humaine qu’est le Talmud (que les hadith
rappellent tant !).
Ce type de raisonnement pose
au moins deux problèmes. D’abord, il prête le flanc aux soupçons
d’hypocrisie : il est difficile de croire que ses partisans éclairés
pensent vraiment que la Bible hébraïque ou le Coran sont mot pour mot la parole
de Dieu. Ensuite, ils semblent rejoindre ce fondamentalisme même qu’ils
critiquent en postulant à leur tour qu’il existe une lecture correcte et
éternelle du Coran ou de la Bible. La religion est toujours un corpus de
pratiques et de préceptes en évolution constante, jamais un ensemble dont la
signification est gravée dans le marbre depuis des temps immémoriaux, quoi
qu’en disent les fondamentalistes et les réformistes comme Fatah.
Je soupçonne d’ailleurs l’auteur d’en être parfaitement conscient. Il
pourrait simplement reconnaître que, pour entretenir une identité commune entre
les générations d’une même communauté, toute réinterprétation d’un texte sacré
doit, paradoxalement, se présenter comme l’interprétation originelle.
L’idée selon laquelle le
Coran prône le respect du judaïsme est clairement une réinterprétation, en
dépit de ce que suggère l’auteur. Il s’agit d’un texte complexe [lire notre
dossier « L’énigme du Coran », Books,
n° 10, novembre-décembre 2009]. Certains passages semblent bienveillants à
l’égard des juifs, mais beaucoup d’autres ne le sont pas du tout. N’étant pas
pour ma part contraint de prouver ma foi dans un livre sacré infaillible, je
fais cette proposition : pourquoi ne pas admettre que toute religion est
imparfaite et nécessite des améliorations constantes ? En cela, elle ne diffère
pas d’autres sources d’élévation morale, comme l’amour ou la démocratie. Cette
conclusion s’impose à qui veut bien étudier sans a priori les textes sacrés de
n’importe laquelle des religions abrahamiques. La Bible hébraïque prêche, entre
autres, le génocide des tribus qui se trouvent sur le chemin des juifs, comme
les fils d’Amalek. Le Nouveau Testament refuse le paradis à ceux qui ne veulent
pas reconnaître Jésus et promet de jeter les incroyants dans un lac de feu
après les avoir affligés d’un ulcère « malin et pernicieux »
[Apocalypse, XVI, 2].
Le Coran, lui aussi,
promet les incroyants à un destin incandescent. Les idolâtres païens seront
« le combustible de l’enfer […] ils y pousseront des gémissements, et n’y
entendront rien » [sourate 21, versets 98 et 100]. À l’égard des juifs et
des chrétiens, cependant, le texte se montre plus clément. Fatah note à juste
titre que l’histoire des Banu Qurayza ne se trouve nulle part dans le Coran. De
même, les récits des violences infligées par les hommes de Mahomet à deux
autres tribus juives, les Banu Nadir et les Banu Qaynuga, apparaissent
uniquement dans la littérature postcoranique. Fatah fait même référence à des
passages de la sourate de « La Table servie », qui maintiennent,
selon une interprétation possible, la validité de la promesse de Dieu aux
juifs, y compris la possession de la Terre sainte d’Israël [sourate 17, verset
104]. Au début de son livre, Fatah cite un passage moins ambigu de la sourate
« La Vache » : « Certes, ceux qui ont cru, ceux qui se sont
judaïsés, les Nazaréens, et les Sabéens, quiconque d’entre eux a cru en Allah,
au Jour dernier et accompli de bonnes œuvres, sera récompensé par son
Seigneur. »
Mensonges
antimusulmans
Mais Fatah connaît le Coran
sur le bout des doigts. Il ne peut ignorer les autres versets de « La
Vache », où il est clairement énoncé que seuls quelques « bons »
juifs seront récompensés : « Il est bien rare qu’ils croient »
(verset 88). Quant aux autres, « ils reniaient les révélations
d’Allah, et ils tuaient sans droit les prophètes » (verset 61). Ils
persévérèrent dans l’incroyance « quand leur vint d’Allah un messager
[Mahomet] confirmant ce qu’il y avait déjà avec eux » (verset 101).
Le verset 41 enjoint explicitement les juifs de croire ce que Dieu a
révélé à travers Mahomet. La sourate dite de la famille d’Imran, cependant,
affirme : « Il y en a qui ont la foi, mais la plupart d’entre eux
sont des pervers. » Fatah ignore la plupart de ces passages, bien qu’il
inclue un autre extrait de la sourate : « Où qu’ils se trouvent, ils
sont frappés d’avilissement, à moins d’un secours providentiel de Dieu ou d’un
pacte conclu avec les hommes. » Dans le contexte, il est clair que le
« pacte » offert ici requiert une soumission, sinon une conversion à
l’islam – ce qui, pour tout juif digne de ce nom, est fort loin du
« respect pour le judaïsme ».
Rien de tout cela ne doit
conduire à nier que Fatah a écrit un ouvrage lucide et très instructif qui
devrait être lu par tous ceux qu’intéressent les relations entre juifs et
musulmans et, bien sûr, entre chrétiens et musulmans. Il sera particulièrement
apprécié par ceux qui éprouvent de l’admiration pour la chutzpah, cette étincelle
que produit l’alliance de l’intelligence et du courage.
Fatah a le courage
d’affronter les inévitables accusations selon lesquelles il porte atteinte à
l’honneur des musulmans en dénonçant l’antisémitisme de sa propre communauté.
Mais Fatah est un homme de bien, qui préfère se concentrer sur les préjugés de
sa propre communauté plutôt que sur ceux des autres. J’espère que les lecteurs
juifs, chrétiens, hindous ou athées, avec la même noblesse, ne feront pas de
son livre un réquisitoire contre l’islam. Ni ne l’utiliseront pour poser cette
question hors de propos : lequel, de l’antisémitisme musulman ou de
l’islamophobie juive, est le plus néfaste ? La réaction appropriée à ce livre
sérieux, bien qu’imparfait, serait d’avoir le courage d’exposer et de rejeter
les mensonges anti musulmans qui perdurent dans nos propres traditions. Et en
nous-mêmes.
Source : site
Book.fr, 31 mai 2012
Cet article est paru
dans la Literary
Review of Canada
en mars 2011. Il a été traduit par Thomas Fourquet.