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24 août 2012

La crise syrienne, casse-tête stratégique pour le Hezbollah

Mahmoud Ahmadinejad, Bachar Al-Assad et Hassan Nasrallah,
Damas le 25 février 2010 (photo AFP)

A la mi-mars 2011, lorsque commencèrent à poindre les premiers signes de la contestation à Deraa, dans le sud de la Syrie, le Hezbollah libanais, allié de longue date du régime de Bachar Al-Assad, n'anticipait sans doute pas l'ampleur de la révolte à venir. Ni a fortiori que ce soulèvement populaire inédit, avatar d'un "printemps arabe" né trois mois plus tôt à Sidi Bouzid, dans le centre impécunieux de laTunisie, pourrait mettre à mal son union sacrée avec Damas.

Quinze mois plus tard, pourtant, le mouvement chiite fondé en juin 1982 et dirigé depuis 1992 par le cheikh Hassan Nasrallah.
Hassan Nasrallah se trouve en posture délicate, contraint, malgré lui, de gérer une situation qui pourrait sérieusement l'affaiblir.

LE CONFLIT A TRAVERSÉ LES FRONTIÈRES

Tant que la crise syrienne demeurait une affaire strictement intérieure, le Hezbollah pouvait encore se sentir à l'abri. Mais ces dernières semaines, le conflit a traversé la frontière, menaçant le fragile équilibre politico-confessionnel qui prévaut au pays du Cèdre. Les échauffourées les plus violentes ont éclaté à Tripoli (nord) entre quartiers alaouites (chiites) et sunnites, les premiers soutenant Damas, les seconds l'opposition. Mais Beyrouth n'a pas été épargnée non plus, des heurts ayant secoué le quartier sunnite de Tarik el-Jdideh, dans l'ouest de la capitale.
Dernier incident en date : lundi soir, l'immeuble abritant les locaux d'une télévision privée a été la cible de tirs, conséquence des propos incendiaires tenus la veille par le cheikhAhmed Al-Assir, boutefeu sunnite bien connu au Liban, à l'encontre du Hezbollah. Parallèlement, les enlèvements d'otages transfrontaliers – comme celui, le 22 mai, de onze pèlerins chiites libanais dans la province d'Alep, toujours retenus en otage – ont alimenté un climat de tension qui ne semble pas près de s'estomper.
Sans se départir de son soutien rhétorique au pouvoir syrien, le Hezbollah, pour qui la guerre civile chez son voisin n'est jamais que le fruit d'un "complot ourdi par [ses] ennemis américains et israéliens", tente à l'évidence de privilégier une certaine retenue. Tout en insistant sur le rôle de l'Etat libanais contre les formes, nombreuses et puissantes, de désagrégation. De hauts cadres du mouvement ont ainsi "invité toutes les parties libanaises à faire preuve de la plus grande vigilance et du sens de la responsabilité le plus élevé à cette étape délicate de la vie du pays".
Cette réserve affichée n'est pas fortuite, tant s'en faut. "Le Hezbollah est conscient qu'il doit faire preuve de mesure, d'abord parce que sa priorité demeure la résistance contre Israël, ensuite parce que s'il se met trop en avant, il ne fera qu'accélérer le processus de confrontation interlibanaise", explique Joseph Bahout, enseignant-chercheur à Sciences Po et membre de l'Académie diplomatique internationale.

CRAINTES D'AFFAIBLISSEMENT 

En adoptant une posture plus attentiste qu'engagée, le mouvement se garde d'attiser un peu plus les braises d'un nouveau conflit interconfessionnel. L'éviction de Bachar Al-Assad, et surtout les inconnues qu'une telle situation ne manquerait pas de créer, représenterait un revers bien plus sérieux pour le Hezbollah.
"La Syrie lui servant de base arrière, il perdrait son canal d'approvisionnement en armes et en munitions, mais pas seulement. D'un point de vue politique, le risque serait que le pouvoir actuel [alaouite] soit remplacé par un régime sunnite. Cela renforcerait ipso facto le camp sunnite libanais et menacerait sa prééminence dans le pays. Si un tel scénario se réalisait, il perdrait son statut de parti de la résistance et deviendrait une milice chiite au service d'intérêts communautaires", prophétise Joseph Bahout.
"Pour le mouvement, l'essentiel n'est pas 'Bachar ou pas Bachar', mais qu'il y ait une continuité dans la coopération, souterraine ou ouverte, avec la Syrie pour lutter contre Israël", précise Dominique Avon, directeur du département d'histoire de l'université du Maine et spécialiste du Hezbollah.    

ALLIANCES UTILES 

S'il y a tout lieu de penser que le Hezbollah ne va pas s'opposer de manière frontale au pouvoir syrien – ne serait-ce que pour éviter de froisser son "parrain" iranien, lui aussi allié de Damas –, est-il, à l'inverse, envisageable qu'il prenne le risque de mettre en péril sa propre survie pour un seul homme ?
Joseph Bahout récuse cette hypothèse, qui parie plutôt sur la volonté du mouvement de se forger, par prudence autant que par pragmatisme, des alliances utiles. De fait, le "parti de Dieu" serait déjà en train de préparer activement, en coulisse, l'après-Assad. "Ont-ils pris contact avec certaines franges de l'opposition syrienne ? Sont-ils en pourparlers, en négociations ou même seulement en lien avec la Russie, désireuse de préserver une partie de l'appareil sécuritaire et militaire syrien ? Tout cela n'est pas exclu."
D'autant qu'au-delà de la Syrie, le contexte actuel ne lui est guère propice. "Hassan Nasrallah a une fine lecture des rapports de force dans la région et, aujourd'hui, ceux-ci ne sont clairement pas favorables aux chiites, surtout avec la victoire de Mohamed Morsi à la présidentielle en Egypte", souligne Dominique Avon. D'où, peut-être, les félicitations – en forme de tentative de rapprochement – adressées par le secrétaire général du "parti de Dieu" au nouveau chef de l'Etat pour son élection "historique". 
Le Hezbollah chiite pourrait être tenté de jeter des passerelles vers les islamistes sunnites malgré le malaise profond qu'a suscité chez lui le divorce consommé du Hamas avec les autorités de Damas, en février, et en dépit des appels lancés par les Frères musulmans égyptiens à intervenir en Syrie après le massacre de Houla, fin mai (108 morts, dont 49 enfants). Une manière de faire contre mauvaise fortune bon cœur, en privilégiant un "socle islamiste" commun, à défaut d'une obédience partagée... Au nom, essentiellement, d'un intérêt supranational : l'opposition à Israël.
"Le fait que Mohamed Morsi ait apparemment dit souhaiter renforcer les liens avec Téhéran pour 'l'équilibre stratégique de la région' – information révélée par l'agence de presse iranienne Fars, que la présidence égyptienne a vigoureusement démentie – pourrait constituer un nouveau canal de négociations [l'Iran a rompu ses relations diplomatiques avec l'Egypte en 1980, en signe de protestation contre la signature du traité de paix israélo-égyptien, le 26 mars 1979 à Washington]", analyse M. Bahout.  
A l'heure où l'Iran, justement, est sous la pression de la communauté internationale (et plus spécifiquement d'Israël) en raison de son programme nucléaire controversé, et où les pays arabes du Golfe sont largement soutenus par l''Arabie Saoudite et le Qatar, deux ennemis déclarés de Téhéran, le Hezbollah mesure sans nul doute toute l'importance de ne pas se trouver isolé sur la scène régionale.
D'autant que, privé de la tutelle irano-syrienne qui a fait jusqu'ici sa force, il serait à la merci de l'Etat juif. Lequel pourrait alors juger opportun de terminer ce qu'il avait commencé lors de l'été meurtrier de 2006 ...

Aymeric Janier
Le Monde, 27 juin 2012