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01 octobre 2007

Ma critique sur un livre de référence de Pierre Vermeren, « Maghreb, la démocratie impossible »

Introduction :Il y a déjà trois ans, le regretté journal d’information en ligne « proche-orient.info » publiait une critique, sous ma signature, d’un ouvrage tout à fait indispensable à qui veut mieux comprendre le Maghreb d’aujourd’hui au miroir de son histoire lointaine ou contemporaine.
Ce livre m’avait tellement intéressé que j’y avais consacré deux émissions avec l’auteur, que l’on peut écouter sous forme de podcasts en allant sur ce lien et sur celui-là. Par la suite, des liens amicaux allaient se nouer avec ce jeune et brillant historien, qui a bien voulu me proposer des articles pour publications sur le blog.
Je reproduis ci-dessous intégralement ma critique de son livre.

J.C

MAGHREB, LA DEMOCRATIE IMPOSSIBLE ?
Pierre Vermeren
Editions FAYARD
,

420 pages, 22 euros.

L’AUTEUR
Pierre Vermeren
Né en 1966 à Verdun. Normalien et agrégé d’histoire, arabisant, il a vécu huit années au Maroc, en Egypte et en Tunisie. Spécialiste du Maghreb, il a consacré sa thèse de doctorat à « la formation des élites par l’enseignement supérieur au Maroc et en Tunisie », et il a enseigné six ans au lycée Descartes de Rabat. Aujourd’hui enseignant d’histoire dans un Lycée de Bordeaux, il est chercheur associé au Centre d’études d’Afrique noire (CEAN).

LE LIVRE
Dans cet essai magistral, Pierre Vermeren frappe fort et juste, de la première à la dernière ligne. « Le Maghreb post-colonial est en passe de devenir la terra incognita de la recherche historique française ». Et l’auteur d’évoquer (ce qui ne lui fera pas que des amis), la disparition des experts chevronnés, et la quarantaine de journalistes et conseillers, « souvent marqués par une approche proche-orientale », qui travaillent parfois comme relais d’opinion des régimes autoritaires en place. Les toutes dernières lignes reviennent sur l’évocation, fréquente au fil du livre, de la fin des minorités non musulmanes aux tournants plus ou moins violents des indépendances. Ce sont maintenant les élites nationales qui risquent de partir, un risque de terrible régression pour le Maghreb « s’il perdait pour la troisième fois en un demi-siècle ses franges les plus dynamiques et les plus ouvertes sur le monde (après les pieds-noirs et les juifs maghrébins) ».
Les outils de l’historien viennent nous aider à démonter les mentalités collectives, avant, pendant et après la parenthèse coloniale française. S’appuyant sur des références bibliographiques très riches (douze pages en annexe) et d’innombrables références (romans ou essais, témoignages, articles de presse ou de sites Internet) l’auteur ré-écrit une histoire bouleversante parce qu’elle est celle des peuples et non celle des puissants, une histoire où des évènements mal connus ont engendré les pires conséquences. Deux exemples. En Algérie, des décennies de Code de l’Indigénat lèguent une jeunesse musulmane analphabète à 80 % à la veille de la guerre d’Indépendance. Pour « gagner les esprits », l’armée française lance une immense campagne scolaire jusqu’aux douars les plus reculés, campagne qui vient trop tard mais qui sera assez efficace pour produire la première génération effectivement francophone du pays. De cette génération émergent des « élites acculturées », souvent d’origine kabyle, contre lesquelles se dresseront, après l’arabisation forcenée de l’ère Boumediene, les masses pauvres dérivant vers l’islamisme. Au Maroc s’instaure à partir des années 80 un « tourisme sexuel », les Arabes du Golfe ne pouvant plus profiter des délices du Caire suite à la paix israélo-égyptienne. Agadir, Casablanca, deviennent des lieux de prostitution suscitant une violence anti-féminine ; et, avec une simultanéité chronologique stupéfiante, se multiplient alors sur le sol marocain les mosquées et institutions d’obédience wahabbite ...
Avant d’émerger comme nations indépendantes, les populations des trois états du Maghreb ont eu un vécu, des cultures, bien méprisées par nos orientalistes de salon. La « genèse millénaire du Maghreb » nous est restituée alors qu’elle est complètement ignorée de la mémoire collective française, obnubilée par la Guerre d’Algérie. Nous découvrons ainsi comment, « minoritaires au sein du monde berbère, les Arabes ont pu, grâce à l’autorité religieuse, accaparer le pouvoir de commandement politique » ; comment la géographie a eu, ici comme ailleurs, une influence déterminante sur les identités culturelles, les langues berbères étant balayées rapidement en Tunisie, pays de plaines, et résistant au Maroc et en Algérie, dans les zones montagneuses ou isolées (Atlas, Aurès, Kabylie, Sud saharien) ; comment les noms des localités reflètent la dialectique arabo-berbère, opposant cités proches de la Méditerranée et campagnes « amazigh », avant un exode rural massif favorisé par une démographie explosive ; comment le colonisateur a joué de ces oppositions, soutenant (en parallèle à l’émancipation des minorités juives), les « Berbères » contre « les Arabes » ; comment au moment des indépendances, et bien que les populations non arabisées aient payé un lourd tribut, c’est la ligne « arabo-islamique » incarnée surtout par l’Istiqlal marocain et le FLN qui va triompher ; comment un salafisme identitaire - qui n’a rien à voir avec les tentatives réformistes des penseurs moyen-orientaux, sombrant vite dans les délires violents des divers théoriciens du Djihad - a toujours imprégné les différentes luttes contre les envahisseurs européens ; comment le conflit israélo-palestinien fut « instrumentalisé », et comment « l’Afrique du Nord devint Maghreb », avec le plein soutien du Quai d’Orsay qui joua alors la grande partition de la « politique arabe ». La violence des régimes s’impose alors comme « mode de régulation politique », et il faut saluer le courage de Pierre Vermeren qui rappelle les dizaines de milliers de morts des différents massacres (Messalistes, Harkis, Kabyles en Algérie, véritables opérations militaires au Maroc, répressions sanglantes des émeutes de la faim en Tunisie). Ceci dans la stupéfiante indifférence de la France, car « les Etats se taisent en échange de services rendus » et « la gauche se tait par culpabilité ».
Une véritable histoire des peuples se doit aussi d’être celle des sociétés, sous tous les angles (politique, mais aussi économique, culturel, social). Alors que « dans les imaginaires, l’Afrique du Nord reste un vaste désert arrosé de soleil où on mange du couscous », Pierre Vermeren souligne quelques réalités explosives sur les bientôt 80 millions d’hommes et de femmes qui rêvent d’Europe grâce à la fée télévision : des sociétés éclatées entre une élite francophone, « nouveaux colons » vivant à l’occidentale, et un petit peuple méprisé, non encadré - tout simplement parce que les régimes l’ont toujours empêché - par des syndicats, associations, partis politiques, autant de structures d’intégration naturelles en démocratie ; un PNB par habitant qui est au Maroc équivalent à celui du Bostwana, alors que des dizaines de milliards de dollars ont été placés à l’extérieur ; l’exode des cerveaux (la moitié des diplômés maghrébins des Grandes Ecoles sont restés en France) ; la misère effroyable des diplômés purement arabophones, prisonniers d’un univers replié sur lui-même (absence quasi totale de traductions de publications étrangères) ; et leur sympathie naturelle pour les partis islamistes, qui répond autant à une détresse sociale qu’à leur seul référent culturel.
C’est peut-être à ce niveau que l’on peut formuler une critique à l’ouvrage. Tout à fait conscient de la barbarie du terrorisme islamiste, Pierre Vermeren rappelle aussi le débat franco-français sur la « deuxième guerre d’Algérie » et les analyses divergentes entre « pro-éradicateurs » et « pro-dialoguistes ». Oui, et c’est une réalité dérangeante, la mouvance la plus sympathique (organisations féministes, mouvement berbère, démocrates et libéraux) reste aujourd’hui minoritaire, et on peut en conclure qu’il n’y aura pas de démocratie là-bas sans une intégration des partis islamistes dans le jeu politique. « Le modèle turc est observé à la loupe » depuis novembre 2002, en particulier l’absence de dérapage grâce à l’armée qui « joue le rôle de garde-fou » ... Mais les forces islamistes sont-elles capables de jouer ce jeu au Maghreb ? Et pourquoi le même auteur qui dénonce, courageusement, la responsabilité des autorités dans l’élimination « soft » des séculaires communautés juives, ne mentionne-t-il pas le delirium antisémite des Ghannouchi ou Madani, dont l’influence fait des ravages dans nos banlieues ?
Enfin, une dernière critique pour ce qui concerne la petite Tunisie. Alors que, au sortir d’une éblouissante fresque historique, on est convaincu du parallélisme de destinée des « frères ennemis » algériens et marocains, ce parallélisme systématique dérape souvent pour le troisième pays, où (quoique l’on puisse penser des régimes), la vision politique de Bourguiba et le pragmatisme économique de Ben Ali ont, au moins, permis une prospérité économique, une émancipation des femmes et un niveau culturel uniques dans le Monde arabe.

Jean CorcosPublié en juillet 2004 par le journal « proche-orient.info »