Comment faire face à l’irrédentisme chinois ? Si la nouvelle administration américaine assume le défi, Paris et Berlin veulent éviter la confrontation et restent dans le déni, s’inquiète, dans une tribune au « Monde », le sinologue Jean-Yves Heurtebise.
Tribune.
Le premier dirigeant étranger invité par Joe Biden à la Maison Blanche après son élection fut le premier ministre japonais, Yoshihide Suga ; le second fut le président sud-coréen, Moon Jae-in. En juin, Joe Biden rencontra les dirigeants du G7 mais aussi ceux du D10 (G7 plus Australie, Corée du Sud, Inde), puis ceux des 30 pays membres de l’OTAN. Toute cette activité diplomatique tourna autour d’une question centrale : « Comment faire face à la Chine ? ».
Plus exactement, comment faire face à cette Chine dirigée par ce Parti communiste qui vient de fêter en grande pompe ses 100 ans d’existence en promettant de « fracasser la tête et répandre le sang » (selon les termes fleuris de Xi Jinping) de tous ceux qui voudraient « l’intimider » ? Comment faire face à cette puissance économique, premier émetteur de CO2 au monde (27 % des émissions pour 18 % de la population), dont les pressions irrédentistes, sur terre ou en mer, inquiètent les pays riverains (Inde, Vietnam, Indonésie, etc.) et dont le modèle sociopolitique se dit seul aller dans le sens de l’histoire face à un « Occident en déclin » ?
Quand les Etats-Unis et le Japon d’un côté et la Russie et la Chine de l’autre conduisent des exercices militaires communs dans l’Indo-Pacifique, l’Europe de la chancelière Angela Merkel veut, fin décembre 2020, ratifier un accord d’investissement avec la Chine, sans inviter ni l’Italie ni l’Espagne, et envisage, fin juin 2021, une rencontre avec Poutine, irritant pays baltes, Suède et Pays-Bas. On pourrait se demander si l’Allemagne, avec sa dépendance au gaz russe renforcée par la fermeture de ses centrales nucléaires et l’inféodation de son industrie automobile au marché chinois, n’est pas l’homme diplomatique malade de l’Europe.
La Chine, une menace pour l’OTAN ?
Quant à la France, elle reçoit les félicitations de Pékin pour sa quête d’une « indépendance stratégique » et répond à l’appel de Biden par le mantra : « Surtout pas de confrontation. » A la volonté de l’OTAN de qualifier la Chine de menace pour l’Organisation, le président Emmanuel Macron rétorque en soulignant que celle-ci est loin de l’Atlantique Nord. Cette position interroge : Vladivostok est bien plus à l’est que Shanghaï ; quant à la cyberguerre, elle ne connaît pas de frontières. De fait, la participation de sous-marins français à des exercices de liberté de navigation loin des côtes nationales, en mer de Chine du Sud, souligne la projection stratégique nécessaire.
Cette volonté « d’éviter la confrontation » est souvent justifiée par la nécessité d’inclure la Chine dans la lutte contre le réchauffement. En effet, si les deux tiers des émissions historiques de CO2 viennent des pays développés, depuis 2017 les deux tiers des émissions actuelles proviennent des pays en développement. Mais l’erreur est de croire que la Chine donnerait à « l’Occident » quelque chose en respectant ses engagements climatiques et qu’il faudrait, en retour, faire preuve de « relativisme culturel » quant aux droits humains au Xinjiang et à la censure généralisée.
En réalité, respecter les accords sur le climat est un enjeu de sécurité nationale : un article d’août 2020 du Lancet donnait le chiffre terrible de 1,24 million de morts par an dues à la pollution en Chine ; en outre, des projections topographiques montrent qu’un réchauffement de plus de 3 °C placerait les trois quarts de Shanghaï ou de Canton sous les eaux. La participation aux efforts climatiques étant aussi une question de survie pour Pékin, cela ne devrait induire nulle logique de concession à l’égard des autres domaines de friction. L’appel au boycott diplomatique par le Parlement européen des Jeux olympiques de Pékin indique-t-il un tournant ?
Engagements climatiques et droits de l’homme
L’Europe a longtemps pensé que, dans ses rapports avec la Chine, elle pouvait dissocier les domaines politique, économique et climatique. Après l’illusion libérale du développement économique qui aurait dû rendre la Chine démocratique, voici l’illusion moderniste (au sens du sociologue Bruno Latour) d’une séparabilité entre engagements climatiques (« objectifs ») et droits de l’homme (« subjectifs »). En réalité, sans respect des droits, nulle sauvegarde écologique. Quant à la volonté de dissocier partenariat économique et différends politiques, elle revient à ignorer que Pékin ne les sépare guère. Comme en témoigne l’usage de l’arme commerciale des droits douaniers pour punir l’Australie d’avoir demandé une enquête indépendante sur les origines du Covid-19.
L’Europe se réveillera-t-elle à temps de son rêve d’un monde « post-hégémonique » ? Nous sommes moins dans un monde post-hégémonique que « polyhégémonique » où chaque centre de pouvoir sait qu’il n’est pas assez fort seul. Les Etats-Unis savent que, dans le conflit à venir (Senkaku ? Taïwan ? Ladakh ?), ils auront besoin du Japon, de l’Australie et de l’Inde. Parallèlement, on assiste à un renforcement des liens Russie, Chine, Pakistan, Iran. L’Europe peut-elle simplement choisir de ne pas choisir ? L’enfer du « eadem sed aliter » [« la même chose mais autrement »] est pavé des bonnes intentions du « plus jamais ça ».
Selon le philosophe Jean-Pierre Dupuy, la seule manière d’éviter une catastrophe, c’est d’en accepter l’inévitabilité : pour être sûr que la troisième guerre mondiale n’aura pas lieu, il faut voir qu’elle est en train de commencer – et savoir s’y préparer. Encore ne faut-il interpréter cela comme un « choc des civilisations ». Les études contemporaines sur la réception du savoir chinois en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles ont montré que celui-ci induisit un décentrement culturel permettant l’émergence de notre hybride modernité.
En restant fermes sur la défense des valeurs libérales, nous ne faisons que rappeler à la Chine (au moment où Xi se veut le seul prophète de la religion chinoise et où toute dissidence est traitée comme une hérésie) que c’est à son contact que l’Europe a élaboré l’idée d’une société libre, non dominée par la foi, basée sur le mérite et où le souverain vise le bien public. En s’opposant à « l’Occident », la Chine de Xi s’oppose en grande partie à elle-même.
Jean-Yves Heurtebise, professeur associé à l’Université catholique Fu-Jen de Taïwan et membre associé au Centre français d’études sur la Chine contemporaine (CEFC). Il est l’auteur d’« Orientalisme, occidentalisme et universalisme » (MA Editions, 328 p., 33 €).
Le Monde, 16 juillet 2021