Dix ans après le début d’un conflit durant lequel la propagande du régime syrien n’a eu de cesse de vendre à l’international un récit «clé en main» pour se légitimer, il faut encore et toujours l’empêcher de falsifier l’histoire.
par Un collectif d'universitaires et de journalistes
Il y a dix ans, dans le sillage des printemps arabes, des Syriens se sont levés pacifiquement pour réclamer la dignité et la liberté. En plus de faire face à la répression de la dictature, ils ont fait les frais d’une propagande redoutable, mettant en doute l’existence même de leur révolte. Cette désinformation, caractéristique des régimes autoritaires, a trouvé beaucoup d’échos au niveau international. Jouant notamment sur la méfiance à l’égard des médias partagée ici par un grand nombre de citoyens, un récit falsificateur s’est peu à peu établi en prétendant «rétablir la vérité». Cette inversion des réalités s’invite désormais dans des prises de positions politiques, dans certains discours médiatiques et dans des lieux culturels : elle tente de réécrire le conflit syrien en faisant du régime de Damas tantôt une victime, tantôt un sauveur, jamais un coupable.
C’est toute l’entreprise qu’ont menée Bachar al-Assad et ses alliés à l’international : surfer sur le désaveu à l’égard des démocraties occidentales pour proposer un récit prétendument «alternatif» des événements, mis en réalité au service de l’invisibilisation de crimes de guerre et contre l’humanité, voire de leur justification. Plusieurs événements à forte charge symbolique ont été passés au crible de cette propagande, Damas consacrant une énergie particulière à répandre de la désinformation à leur propos. Il en est ainsi de manière particulière des attaques chimiques de la Ghouta en 2013 et de la reprise d’Alep-Est par l’armée syrienne en 2016, deux moments historiques qui correspondent non seulement à des crimes de guerre et contre l’humanité, mais aussi à des étapes importantes du conflit en cours. Ce sont notamment ces événements que des acteurs propagandistes, proches de Damas ou du Kremlin, cherchent à revisiter, tout en lançant des campagnes de calomnie et de haine contre ceux qui ont alerté et sauvé.
Désinformer pour mieux dédouaner
Ainsi, la remise en cause de la réalité des attaques chimiques de 2013 ou de l’identité de leurs auteurs est devenue un point de passage obligé pour les partisans du régime, afin de dédouaner Assad et de détourner notre attention des victimes de ce massacre, dont certaines viennent de déposer plainte en France. De la même manière, on peut aujourd’hui observer certains qualifier la chute d’Alep-Est en 2016, moment où Damas et ses alliés ont chassé l’opposition de la ville, de «libération». Ce qui permet de transformer un épisode de répression exterminatrice de ceux-là mêmes qui avaient mené la bataille contre l’Etat islamique en un acte héroïque de l’armée syrienne au service de la «stabilisation» du pays.
Cette relecture des événements est loin d’être anodine. Il s’agit en réalité d’une opération sémantique et terminologique visant à faire accepter le maintien au pouvoir d’une dictature responsable de centaines de milliers de morts et de disparus. Plus largement, nier tout ou partie de ces crimes sert à confondre responsables et solutions au conflit, au profit du régime et de ses alliés russe et iranien. Et à présenter Assad non seulement comme un interlocuteur dont on ne pourrait se passer mais plus encore comme l’acteur principal du rétablissement de la paix dans le pays et de la «reconstruction» de la Syrie. Le discours d’accommodement, parfois labellisé comme «réaliste», ne doit pas tromper sur l’opération de blanchiment en cours.
C’est à cette étape de diffusion de la propagande de Damas dans nos sociétés que nous assistons aujourd’hui : tout se passe comme si nous avions à accepter que ce régime avait «gagné» la guerre, en faisant fi de l’entreprise de terreur et de répression menée dès 2011 – et bien en amont de ce conflit. Or, en validant ce récit, nous passons à côté de défis essentiels pour l’avenir de la Syrie, que sont notamment la justice ou encore le soutien toujours nécessaire à la défense des droits humains et des libertés. Laisser un récit mensonger s’imposer, c’est aussi abdiquer les combats qu’avait portés la rue syrienne il y a une décennie. C’est permettre à un régime et à ses alliés, coupables de crimes imprescriptibles, de continuer leur politique de répression totale.
Il reste donc aujourd’hui un chantier ouvert et fondamental : celui de la terminologie et de la manière de raconter l’histoire du conflit syrien. Cette bataille sémantique doit être menée à des niveaux différents : à un niveau politique bien sûr, mais aussi dans les médias et les universités. Il est fondamental de se questionner à chaque fois que nous entendons un témoignage sur la Syrie, que nous prenons part à une initiative culturelle qui évoque le conflit syrien, que nous avons connaissance d’une prise de position politique à ce sujet : en quels termes celui ou celle qui s’exprime parle-t-il du conflit en cours ? Contribue-t-il, avec un récit séducteur et anodin d’apparence, à évacuer de notre conscience commune la notion même de crime contre l’humanité ?
Il nous faut garder à l’esprit que la force de la propagande des dictatures est de s’arrimer à nos angoisses et à nos obsessions. En instrumentalisant l’imaginaire antisystème, qui rejette en bloc politiques et médias, et en inversant le réel pour se présenter comme le gardien de la civilisation et d’une prétendue stabilité face au terrorisme, Assad a su proposer un récit qui a trouvé une troublante résonance dans nos sociétés. Aujourd’hui, la lutte pour la justice et la vérité en Syrie passe aussi par une bataille culturelle. Elle consiste à ne pas laisser les mots falsifier l’histoire, et à rester gardiens des termes et des symboles. Si personne aujourd’hui en Syrie ne peut revendiquer une véritable victoire militaire, nous avons pour notre part à ne pas autoriser ceux qui se présentent en vainqueurs à s’imposer comme les narrateurs de ce conflit.
Signataires : Matthias Bruggmann, photographe, Nicolas Henin, auteur, Garance Le Caisne, journaliste, Marie Peltier, autrice, Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences-Po Paris.
Libération, 9 mars 2021