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04 mars 2021

Canan Kaftancioglu, Sebnem Korur Fincanci et Meral Aksener : trois femmes sur la route d’Erdogan en Turquie

 Issues de divers horizons, les opposantes défient le dirigeant islamo-conservateur et le modèle patriarcal qu’il défend.

Finie l’époque où le président Recep Tayyip Erdogan était la seule étoile au firmament de la politique turque. Depuis la déroute de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) aux élections municipales de 2019, ses opposants ont repris du poil de la bête. On ne le dit pas assez, mais il n’y a pas que des hommes parmi eux. Des opposantes menacent tout autant de lui ravir la vedette. Issues de divers courants politiques, moins visibles que leurs homologues masculins, ces femmes à forte personnalité doivent jouer des coudes pour se faire entendre dans la « nouvelle Turquie » d’Erdogan, résolument figée dans son carcan patriarcal.

« En Turquie, les hommes dominent », reconnaît Canan Kaftancioglu, 48 ans, la représentante du Parti républicain du peuple (CHP, opposition) pour la ville d’Istanbul. « Etre une femme n’est déjà pas facile, alors être une femme politique… », souligne cette petite brune énergique au visage malicieux. Et puis, c’est une certitude, « Erdogan et son entourage n’aiment pas les femmes émancipées. Le fait qu’une femme puisse avoir une ambition politique leur est insupportable ».

Féministe, passionnée de moto, pro-LGBT, cette médecin légiste de formation n’a rien, il est vrai, de la femme idéale selon les critères islamo-conservateurs. Pour commencer, elle a le rire facile, or les femmes ne devraient pas rire en public, « c’est une question de décence », avait déclaré jadis Bülent Arinç, un ancien compagnon de route du chef de l’Etat.

La femme, une « mère avant tout » pour Erdogan

L’émancipation des femmes n’est apparemment pas au programme de l’islam politique. « La femme est une mère avant tout », répète sans cesse M. Erdogan, qui invite les femmes à mettre au monde « trois enfants au moins » et qualifie d’« incomplètes » celles qui n’en ont pas. Sans compter ce jour où son parti est allé jusqu’à présenter, à l’Assemblée, un projet de loi prévoyant une amnistie pour les violeurs, à condition qu’ils épousent leur victime – pour finalement le retirer face au tollé.

Oser présenter ce genre de loi au Parlement eut été impensable il y a vingt ans. « Les femmes turques ont obtenu des droits grâce à Atatürk, mais ces droits ont reculé », estime Canan Kaftancioglu, assise, comme il se doit au CHP, sous le portrait de Mustafa Kemal, le fondateur de la République. Issue d’une famille modeste des bords de la mer Noire, père instituteur, mère au foyer, la responsable politique est reconnaissante de ce que le système républicain lui a donné : l’éducation, l’autonomie financière, la possibilité de mener sa barque comme elle l’entend. Toutes les Turques n’ont pas cette chance. Pas moins de 471 ont été assassinées par leurs proches en 2020, sans compter « toutes celles qui subissent au quotidien des violences physiques et verbales, au travail, dans la rue, au sein de la famille aussi. On a du chemin à faire… »

Pas facile non plus de se frayer un chemin dans son propre camp. Kémaliste atypique, la mère de famille est contestée par l’aile droite du CHP, qui lui reproche sa proximité avec le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), le seul qui applique dans ses rangs une stricte parité hommes-femmes. Frayer avec ce parti, devenu la bête noire « terroriste » de la coalition islamo-nationaliste au pouvoir, exige du courage. Canan Kaftancioglu n’en manque pas. Elle vient de déposer une plainte contre le président Erdogan qui l’avait qualifiée de « terroriste » – un tic de langage, tous les opposants y ont droit.

Une habituée des palais de justice

Sa plainte a peu de chances d’aboutir, car « la justice n’est plus qu’un instrument de vengeance personnelle au service du président ». Les avocats de M. Erdogan ont la main lourde sur la diffamation, avec 12 298 enquêtes judiciaires ouvertes pour « insultes au chef de l’Etat » et 3 831 condamnations prononcées rien qu’en 2019.

Comme tous les détracteurs du régime, la responsable politique est une habituée des palais de justice. Le parquet d’Istanbul a requis neuf ans de prison contre elle sur une plainte de Fahrettin Altun, le chef de la communication présidentielle, et elle a déjà été condamnée à neuf ans et huit mois de prison en première instance pour « apologie du terrorisme » et « insulte au président ». En cause, des messages postés sur les réseaux sociaux il y a sept ans. A l’audience, le juge a déploré son « absence de remords ». Si la peine est confirmée en appel, l’accusée Kaftancioglu ira en prison. Des poursuites au parfum de revanche.

Les islamo-conservateurs n’ont jamais digéré la perte d’Istanbul aux municipales du printemps 2019, remportées par Ekrem Imamoglu, le candidat du CHP. Or le rôle de Canan Kaftancioglu a été décisif dans la campagne du nouveau maire. Elle avait l’œil à tout, aux observateurs, aux urnes, aux réseaux sociaux, elle était « la femme derrière Imamoglu », selon les tabloïds. « Depuis, l’AKP m’a accroché une cible dans le dos », raconte la militante dans son bureau avec vue sur les toits et les tourterelles du quartier de Beyoglu, sur la rive européenne d’Istanbul.

Son féminisme s’est renforcé alors qu’elle faisait ses études à l’université d’Istanbul. C’est là qu’elle rencontra une autre femme forte, Sebnem Korur Fincanci, sa professeure de médecine légale. Légiste respectée, figure de la société civile, Sebnem, 61 ans, visage avenant, petites lunettes rondes, ne milite pour aucun parti, mais elle défend avec ardeur ses convictions, ce qui lui vaut bien des ennuis avec les autorités. Canan Kaftancioglu et Sebnem Korur Fincanci partagent aujourd’hui le même label, toutes deux sont désormais des légistes « terroristes ».

La fabrique des « ennemis »

Pour avoir manifesté sa solidarité à l’égard d’Özgür Gündem, un quotidien de la gauche pro-kurde, Sebnem Korur Fincanci a passé dix jours à la prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, au printemps 2016. Trois ans plus tard, un tribunal l’a acquittée. A l’automne 2020, coup de théâtre, l’acquittement est annulé en appel. Quelques jours auparavant, la légiste avait été élue par ses pairs à la tête de l’association des médecins de Turquie (TTB), critique du gouvernement pour son manque de transparence dans la crise sanitaire. Réaction d’Erdogan : « Une terroriste est devenue présidente du TTB. »

Il en faudrait plus pour émouvoir Sebnem Korur Fincanci. « Ce pouvoir a besoin de fabriquer sans cesse des ennemis, c’est pour lui une question de survie », confie-t-elle au Monde, un rien blasée. « Même à l’époque des putschs militaires, le système judiciaire était plus autonome », estime-t-elle. Etre sous la menace d’un nouveau séjour en prison ne l’empêche pas de s’exprimer partout où c’est encore possible, sur les parvis des palais de justice, sur les réseaux sociaux, dans les rares médias d’opposition.

Les femmes turques ont beau avoir obtenu le droit de vote en 1934, bien avant les Françaises, leur voix est à peine audible. Invisible sur le marché du travail, elles sont quantité négligeable au gouvernement, avec deux ministres femmes sur seize, et, à peine plus visible au Parlement, où 17 % des députés sont des femmes.

La plus impétueuse d’entre elles est sans conteste Meral Aksener, 64 ans, l’égérie de la droite nationaliste. Ses partisans l’appellent « Asena », du nom d’une louve de la mythologie turque. Cheveux mi-longs, tailleurs stricts, la députée a le caractère bien trempé et la langue bien pendue. « Je suis la seule capable de faire peur à Erdogan », a-t-elle coutume de répéter. Pas un jour ne se passe sans qu’elle le critique pour son absolutisme, son népotisme, ses palais somptueux.

Ancienne ministre de l’intérieur (1996-1997), Meral Aksener fait partie de l’élite politique nationaliste – donc, pas de procès contre elle. Mais du harcèlement, ça oui. Pour avoir osé défier le chef du parti, Devlet Bahçeli, qu’elle jugeait trop complaisant à l’égard d’Erdogan, elle a été exclue du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite) en 2016. Elle crée alors sa propre formation, le Bon Parti, qu’elle veut arrimer au centre droit. Mais la coalition au pouvoir (AKP et MHP) s’évertue à lui mettre des bâtons dans les roues. Trouver une salle pour ses meetings s’avère impossible. Quand elle y parvient, l’électricité est coupée ou les participants sont attaqués.

Ses solides références patriotiques la rendent malgré tout attrayante pour la coalition islamo-nationaliste au pouvoir, qui préférerait l’avoir pour alliée, surtout depuis que son parti gagne en popularité. Pas question de les rejoindre, rétorque la dame de fer, « même s’ils me mettent un pistolet sur la tempe ».

Marie Jégo

Le Monde, 25 février 2021