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19 mai 2020

L'amour au Maghreb : « Il fallait parler de ces secrets et de ces interdits »


À Tunis, Lyes et son amie Sélima ont passé deux mois en prison pour un simple baiser dans une voiture. Mère célibataire, Lila a été violée et sa famille l'a reniée. Mounir a été accusé de « sodomie » et emprisonné pendant quatre mois. Il y a aussi Hamdi, le gynécologue qui répare les hymens des filles pour qu'elles redeviennent vierges avant le mariage. Après son documentaire Sexe et amour au Maghreb, diffusé en janvier dans Enquête exclusive (M6), la journaliste Michaëlle Gagnet couche sur le papier le combat quotidien de ceux qui veulent s'aimer en Tunisie, en Algérie et au Maroc dans L'Amour interdit : sexe et tabous au Maghreb (l'Archipel), préfacé par l'auteure Leïla Slimani.

La journaliste a recueilli les témoignages sombres et poignants de femmes et d'hommes, d'hétérosexuels ou d'homosexuels, et de médecins. Dans ces sociétés traditionalistes et patriarcales, verrouillées par la religion, les libertés individuelles et sexuelles sont muselées et sanctionnées : pénalisation des relations sexuelles hors mariage, avortements interdits, homosexualité réprimée, pression sociale et parfois viols. Mais derrière ces interdits éclosent les aspirations d'une jeunesse qui rêve du Maghreb de demain, où s'imposerait le droit à une sexualité libre et consentie.

Le Point : Pourquoi s'être intéressé au sujet de l'amour et du sexe au Maghreb ?

Michaëlle Gagnet : La discrimination sexuelle est un thème qui me tient à cœur et que je connais bien. J'ai réalisé plusieurs documentaires-reportages, notamment au Maroc, sur la réforme du Code de la famille en 2004 et sur le droit des femmes. Étudier les libertés sexuelles est un prisme très intéressant pour faire un état des lieux des libertés individuelles d'un État. Ayant vécu en Tunisie de 2015 à 2018, j'y ai observé la difficulté de s'aimer librement, tout comme au Maroc et en Algérie. Les chambres d'hôtel sont interdites aux couples non mariés et le concubinage, en Tunisie, est passible de six mois de prison. Les amoureux se retrouvent alors dans les parcs, parkings ou voitures pour échapper au contrôle de la police et à l'intrusion des voisins. C'est le problème du « local » : trouver un endroit où flirter. Il fallait parler de ces secrets et de ces interdits.
Au Maghreb, les gens ont envie de parler, de raconter leur histoire, les oppressions qu'ils subissent et leurs désirs.

Qu'avez-vous appris de ces histoires personnelles ?

La plupart de mes témoins m'ont raconté les abus et agressions sexuels dont ils ont été victimes. C'est monnaie courante. Mais, au Maghreb, les gens ont envie de parler, de raconter leur histoire, les oppressions qu'ils subissent et leurs désirs. Ils cachent parfois une seconde vie que personne ne soupçonne. S'exprimer les libère. Ils ont fait de ces témoignages un exutoire. Et ils y glissent pourtant de l'humour et une distance parfois déconcertante. Dignes et lucides, ils s'accommodent de leur situation de prisonnier des conventions sociales de la famille. C'était, en revanche, très douloureux pour tous de relire leurs propres témoignages.

Dire que la sexualité est un problème au Maghreb n'est pas nouveau. Qu'avez-vous découvert d'inédit ?

La dureté des lois et des répressions ! Les Occidentaux connaissent très mal la réalité des interdits et de la pression sociale que subissent les Maghrébins au quotidien. Et le livre est encore en dessous de cette réalité. Je savais que le corps de la femme appartenait encore et toujours à la société, mais j'ai été à la fois bouleversée, révoltée et atterrée par l'ampleur des souffrances et par des histoires et des faits terribles. Dont celles des vingt-quatre nourrissons abandonnés chaque jour dans la rue au Maroc, des orphelinats saturés d'enfants, du rejet des familles de leur fille violée et tombée enceinte, auparavant adorée, de l'horreur d'être homosexuel, et notamment de subir des examens anaux. Les agressions, harcèlements de rue, viols, suicides sont des fléaux quotidiens. Et la pression de la famille est incroyable. Les mentalités sont encore fortement imprégnées de conservatisme religieux : « haram » (interdit, péché) et « halal » (autorisé) sont des termes utilisés en permanence par les Maghrébins.
Même les plus jeunes et diplômés [...] refusent de se marier avec une femme de seconde main.

Vous évoquez également une pratique gynécologique courante, celle de la réparation de l'hymen...

La virginité est toujours une exigence au Maghreb. La majorité des jeunes filles ont eu des rapports sexuels avant le mariage. La veille de leur mariage, elles viennent alors subir, souvent en cachette, une hyménoplastie, une opération douloureuse très récurrente qui coûte 270 euros. La réparation de l'hymen est d'une hypocrisie et d'une absurdité totales. Elle donne l'illusion au mari et à la famille, qui veut voir le sang de la défloration, d'une virginité neuve. Et le discours des hommes, même les plus jeunes et diplômés, est encore très violent et intransigeant. Ils refusent de se marier avec une femme de « seconde main ».

Quelles différences entre la Tunisie, le Maroc et l'Algérie ?

La Tunisie est le pays du Maghreb le plus ouvert et les progrès sont en marche. L'avortement est légal depuis 1973, les relations sexuelles hors mariage ne sont ni interdites ni réprimées et tout homme ou femme a le droit d'épouser un non-musulman. Une loi sur les violences faites aux femmes a récemment vu le jour. Et une loi sur l'égalité dans l'héritage a été proposée devant le Parlement. Au Maroc, c'est plus inquiétant. Le poids de la religion y est très fort et les lois sont beaucoup plus liberticides. Les relations hors mariage sont punies d'un an de prison, les mères célibataires risquent un an d'emprisonnement et l'avortement est totalement interdit. En Algérie, la législation est encore plus répressive. Le Code de la famille, appelé « code de l'infamie », est inspiré de la charia et donne à l'homme le droit d'être le tuteur de sa femme. Les homosexuels, considérés comme des criminels, sont passibles de trois ans de prison.

Vous décrivez une jeunesse qui a soif de liberté. Êtes-vous optimiste quant à l'expansion des libertés sexuelles au Maghreb ?

Si la révolution sexuelle n'a pas encore été enclenchée au Maghreb, un vent de liberté souffle sur la jeunesse. Elle aspire à l'amour et à la liberté. Quatre-vingts pour cent des couples ont des relations sexuelles « cachées » avant le mariage. Aussi, la société civile réagit aux aberrations et les manifestations sont récurrentes. Des projets de loi offrant davantage de libertés sont sur le point d'aboutir. En Algérie, les femmes, parfois le visage dévoilé, manifestent et revendiquent la liberté sexuelle et la maîtrise de leur corps. Même si les plus épanouis appartiennent à une minorité privilégiée restreinte, j'ai beaucoup d'espoir. Mais les Maghrébins sont beaucoup moins optimistes, les avancées en matière de libertés individuelles étant toujours contrebalancées par des crispations conservatrices.

Êtes-vous féministe  ?

Bien sûr ! Je pense qu'on est tous féministes. Puisqu'être féministe, c'est être pour les droits de l'homme. C'est insupportable de voir les gens souffrir d'un manque de libertés. Écrire les histoires de ces femmes et de ces hommes réprimés, pour lesquels je n'ai joué qu'un simple rôle de relais, est un combat pour la liberté, le leur autant que le nôtre.
L'Amour interdit : sexe et tabous au Maghreb, de la journaliste Michaëlle Gagnet (l'Archipel, 200 p., 17 euros)

Pauline Ducousso
Le Point, 15 juillet 2019

Nota de Jean Corcos :

Un article découvert au hasard de mes « surfs » sur Internet, vieux déjà de 10 mois mais qui n’a pas du beaucoup vieillir. Souvenir aussi de plusieurs belles émissions avec l’historien Pierre Vermeren, qui a si souvent évoqué le manque de liberté individuelle dans ces pays si proches de nous. Envie, enfin, d’oublier un peu cette sale épidémie en vous faisant partager autre chose.