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03 mars 2020

L’Iran, le coronavirus et le « complot de l’ennemi »


Beaucoup d’Iraniens doutent du chiffre de 95 cas de contamination, car les mensonges récents des autorités ont fait perdre à la parole gouvernementale tout crédit.

Le territoire de la République islamique d’Iran est devenu l’un des principaux foyers de Covid-19 hors de Chine. Pour son président, Hassan Rohani, cette situation est le résultat d’une conspiration ourdie par « l’ennemi ». « Nous devons tous continuer à travailler, poursuivre nos activités tout en étant prudent », a déclaré mardi 25 février le président lors d’une allocution télévisée, promettant un retour à la normale dans les semaines à venir. Ce message rassurant, empruntant aux codes de la théorie du complot dont le régime de Téhéran est coutumier, était délivré aux Iraniens alors que, les unes après les autres, des figures officielles s’avéraient, elles-mêmes, être atteintes par le coronavirus.
Mardi, Iraj Harirchi, vice-président du ministère de la santé, a ainsi confirmé avoir été testé positif au coronavirus. Il a dit avoir eu de la fièvre la veille avant de se faire diagnostiquer, sans mentionner son apparition, dimanche soir, toussant sans masque, à la télévision nationale où il a tenté d’assurer les Iraniens de la bonne maîtrise de la situation concernant la propagation du virus.
Quelques heures plus tôt, lors d’une conférence de presse, Iraj Harirchi se trouvait aux côtés du porte-parole du gouvernement, Ali Rabii. Transpirant, le vice-ministre n’a cessé d’essuyer son front. Ce dernier n’a d’ailleurs pas assisté à la session du Comité national de lutte contre le Covid-19 dirigée par le président Rohani. Aucune information n’a fuité sur son état de santé alors que deux autres officiels iraniens ont déclaré avoir été infectés par le coronavirus : le député Mahmoud Sadeghi et le maire du 13e arrondissement de Téhéran, Morteza Rahmanzadeh.

Déclarations publiques non fiables

On ignore si ces nouveaux cas sont compris dans les chiffres officiels particulièrement bas, qui étaient, dans la journée de mardi, de 15 morts et de 95 cas reconnus. Les déclarations publiques sur le sujet ne sont toutefois pas considérées comme fiables par la population comme par le corps médical. Les mensonges publics répétés pendant plusieurs jours par les autorités iraniennes à la suite de la destruction par la défense antiaérienne du Boeing d’Ukraine International Airlines le 8 janvier ont fait perdre à la parole gouvernementale tout crédit aux yeux de nombreux Iraniens.
« Les chiffres qui circulent de manière informelle entre médecins laissent entrevoir une crise d’une ampleur sans commune mesure avec les chiffres donnés par le gouvernement », observe un médecin iranien. « Les soignants s’informent par des conversations groupées et des informations ponctuelles sur de nouveaux cas, de nouveaux décès, mais il n’y a pas de centralisation de l’information, il est donc difficile d’avoir une idée de ce qui se passe. »
Lundi, un député de Qom, Ahmad Amiriabadi Farahani, avait accusé le gouvernement iranien de mentir, affirmant avoir connaissance dans sa ville d’une cinquantaine de décès causés par le Covid-19. Alors que les premiers cas ont été reconnus à Qom le 19 février, foyer de l’épidémie en Iran, le représentant avait déclaré, lors d’une réunion à huis clos, que des cas d’infection remontaient dans la ville à plusieurs semaines, impliquant qu’elles avaient été cachées par les autorités. Des représentants du ministère de la santé annonçaient encore en début de semaine que l’Iran avait été préservée de l’épidémie.
 « Fin janvier, un malade est décédé dans notre hôpital et nous pensons qu’il a été atteint de coronavirus. Mais les responsables de l’hôpital l’ont nié. Ensuite, d’autres malades sont arrivés et un autre est mort. Nous avons alors protesté et expliqué que nous arrêterions de travailler si les conditions de travail ne changeaient pas. Nous étions sûrs qu’avant la fête nationale, le 11 février, et les législatives le 21 février aucune information ne serait communiquée. Et c’est exactement ce qui s’est passé », raconte un deuxième médecin à Téhéran.
Un autre, qui a publié sur les réseaux sociaux une radiographie des poumons d’un enfant mort du coronavirus dans son hôpital raconte faire l’objet depuis de pressions de ses supérieurs, lui ordonnant de retirer l’image. Il déclare également faire l’objet d’appels menaçants depuis des numéros masqués. « Dans les hôpitaux de Racht, on écrit “grippe” comme raison du décès pour les malades qui meurent du Covid-19, raconte un médecin de cette ville située dans le nord du pays. Les tests de diagnostic ne sont pas effectués pour s’assurer qu’il ne s’agit pas de coronavirus. Ce qui se passe ici est un crime et les gens n’en savent rien. »

Sérieuses lacunes

A l’incertitude sur les chiffres et aux déclarations officielles s’ajoutent, au sein de la communauté médicale et de la population, de sérieux doutes sur la manière dont les autorités réagissent à la crise. Sur les réseaux sociaux, de nombreux Iraniens s’interrogent sur les raisons pour lesquelles le gouvernement n’a toujours pas mis la ville de Qom en quarantaine. Cette cité sainte compte plusieurs sanctuaires visités par des foules importantes de fidèles de manière quotidienne, multipliant les risques de transmission. « Le gouvernement ne prend vraiment pas cette crise au sérieux », juge un autre médecin de Téhéran : « Les mesures prises sont très largement insuffisantes. Est-ce délibéré ? Est-ce parce qu’ils ne prennent pas la mesure du danger ? »
Des hôpitaux de référence consacrés au traitement du Covid-19 ont été mis en place. Plusieurs d’entre eux se trouvent à Téhéran. Ils souffrent toutefois de sérieuses lacunes, comme un « manque de masques et de vêtements de protection ». « La mobilisation exemplaire des soignants permet pour l’instant de pallier les problèmes de logistique, de transparence, de planification qui affectent la gestion de la crise par le gouvernement…, relève un autre docteur. Il faut maintenant que les autorités écoutent le corps médical et réagissent, les deux semaines qui viennent vont être cruciales. » Un autre médecin se montre plus inquiet : « Si le gouvernement continue comme ça, dans quinze jours, ce sera la catastrophe du siècle. »

Economie déjà très fragilisée

En plus de la crise de confiance que le régime traverse, les conséquences de l’épidémie risquent d’affecter durement une économie déjà très fragilisée par les sanctions américaines. Les voisins de l’Iran ont fermé leurs frontières avec la République islamique, interrompant, pour une durée indéterminée, les exportations non pétrolières de l’Iran.
D’autres observateurs s’interrogent également sur l’apparente volonté de l’Iran, dans les premiers jours de la crise, de privilégier ses relations avec la Chine à la protection de son territoire. Pékin est en effet le seul acheteur significatif de brut iranien dans le contexte des sanctions américaines contre la République islamique et un partenaire que Téhéran, isolé diplomatiquement, n’a d’autre choix que de courtiser. « L’Iran est nécessairement plus exposé à tout ce qui vient de Chine et, en voulant protéger sa relation commerciale avec Pékin, la République a importé une crise sanitaire de grande ampleur », explique l’économiste spécialiste de l’Iran Esfandyar Batmanghelidj.
De fait, la compagnie aérienne Mahan Air, contrôlée par les gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime très présente dans l’économie, a maintenu ses vols en direction et en provenance de Chine. La République islamique est même allée jusqu’à envoyer en Chine une cargaison de masques respiratoires, qui viennent désormais à manquer en Iran. Mardi, l’ambassadeur de Chine à Téhéran, Chang Hua, a mis en scène à son tour dans une vidéo diffusée sur son compte Twitter une donation de masques respiratoires à l’Iran. « Sois fort, Iran ! », scandait le diplomate en tenant les mains de deux officiels iraniens. Les masques offerts par la Chine à cette occasion sont de fabrication iranienne.

Ghazal Golshiri et Allan Kaval,
Le Monde, 26 février 2020