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03 novembre 2019

L’oncle pilleur de Bachar al-Assad rattrapé par la justice française

Rifaat al-Assad

Détournements de fonds publics, fraude fiscale, travail clandestin et blanchiment du tout… C’est la liste des délits reprochés à Rifaat al-Assad, qui a accumulé un patrimoine immobilier astronomique dans le monde.

Affaires de biens mal acquis, variante proche-orientale. Il est ici question de Rifaat al-Assad, frère de l’ancien taulier du régime syrien, Hafez, et oncle de l’actuel potentat local, Bachar. Depuis un quart de siècle, il prospère à l’étranger dans l’espoir chimérique d’un retour au pays en grande pompe. Le réquisitoire signifié en mars par le Parquet national financier (PNF), prélude à un procès grand spectacle devant la justice française, lui reproche toute une série de délits plus prosaïquement financiers : détournements de fonds publics, fraude fiscale, travail clandestin et blanchiment du tout.
Le patrimoine immobilier accumulé à l’étranger par Rifaat al-Assad a de quoi affoler les compteurs : 100 millions d’euros en France, 600 millions en Espagne, et 40 petits millions au Royaume-Uni, où il réside officiellement. Sans préjudice de divers comptes bancaires logés à Gibraltar, Nicosie ou autres paradis financiers. Le milliard n’est pas loin, avec « un évident souci de dissimulation », souligne l’accusation : un holding faîtier au Luxembourg, dispatchant diverses propriétés immatriculées au Liechtenstein, au Panamá ou encore à Curaçao.

« Trésor »

Officiellement, il ne s’agirait que d’assurer le train de vie de sa famille très nombreuse en exil (quatre épouses, seize enfants), mais aussi quelques centaines de petites mains chargées de tout et de rien : « Il y avait des militaires, des conseillers, des médecins, des gardes, des jardiniers », a témoigné l’une d’entre elles. Rifaat al-Assad avait quitté la Syrie une première fois en 1984, après avoir tenté de prendre le trône de son frère, Hafez, alors malade. Avant de revenir au pays, puis de le quitter pour de bon en 1998, quand son neveu, Bachar, prendra définitivement la relève à sa place.
Deux anciens dignitaires du régime syrien ont donné aux enquêteurs français leur explication sur l’origine possible des fonds. Moustapha Tlass, ex-ministre de la Défense : « Ses gens à lui sortaient de la Syrie des biens culturels vers le Liban, puis l’Europe et les Etats-Unis. » Pour la fine bouche, il aurait aussi « fait du trafic de drogue, cocaïne et héroïne ». Il y a aussi le témoignage d’Abdel Halim Khaddam, ex-ministre des Affaires étrangères : « Il était connu pour le commerce des produits interdits en Syrie. Tout ce qu’il a accumulé provient de ses activités illégales et de la corruption. » Partie civile en sus de l’ONG Sherpa à la procédure hexagonale, le citoyen syrien Mohammed Hamido lui reproche de surcroît d’avoir emporté en son sous-sol particulier un « trésor remontant à l’époque romaine ». Et pour parfaire un peu plus le sombre tableau, l’accusation s’en remet également à un ancien espion en chef du dictateur roumain Nicolae Ceausescu, selon lequel Rifaat aurait été un « agent de renseignement agissant en contrepartie de fortes sommes d’argent ». N’en jetez plus.
En défense, Rifaat al-Assad dénonce des « accusations calomnieuses proférées par des opposants historiques » et se justifie de largesses « régulières, massives et continues » du prince puis roi d’Arabie Saoudite Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud. Pour preuve, quelques donations financières ou immobilières, mais qui peinent à culminer jusqu’à 75 millions d’euros. « Très insuffisant pour convaincre du financement régulier du patrimoine accumulé », pointe benoîtement le réquisitoire du PNF. « Inversion arithmétique de la charge de la preuve », dénoncent en retour les nombreux avocats de la défense, Mes Grundler, Haïk et Cornut-Gentille.
Mais le PNF tique aussi sur ce qu’il pressent être un détournement de fonds publics : une subite inflation du budget de la présidence syrienne, de 30 à 60 millions habituellement, passant à 124 millions en 1984. Année de la première exfiltration de Rifaat à l’étranger, Hafez, quoique malade, restant au pouvoir. Et d’une tout aussi suspecte inflation d’importations libyennes, plus ou moins frelatées, sous prétexte pétrolier, la même année. Soupçons « corroborés », estime le parquet : bref, cette fois, c’est le régime syrien qui aurait engrossé Rifaat al-Assad en direct ! Indignation de la défense : la tenue d’une élection présidentielle à venir, la nécessité de changer l’approvisionnement énergétique (de l’Iran à la Libye) justifieraient ces flux suspects. « Et la livre syrienne n’était pas à l’époque convertible », que ce soit en euros ou en dollars, insiste, à raison sur ce point, Me Grundler.
Pont aérien
Un tribunal correctionnel français en fera prochainement son miel, nonobstant les bisbilles syrio-syriennes, en se raccrochant à de plus prosaïques considérations bancaires. Au départ, un factotum se rendait dans un coffre-fort dans les locaux parisiens de la Société générale, pour y retirer 200 000 euros par mois - en liquide, comme si de rien n’était - afin de payer les faux frais de la famille Al-Assad en exil. La banque aura longtemps laissé faire (jusqu’en 2006), avant de mettre enfin le holà. D’où un autre convoyage des fonds, de petites mains se dévouant pour le « transport manuel de numéraires depuis Gibraltar », euphémise le PNF. Un véritable pont aérien se met alors en place (pas plus de 9 500 euros par tête, pour éviter les saisies).
Laissons le dernier mot à Rajaa, première épouse de Rifaat al-Assad : « Chez nous, les femmes ne s’occupent pas des hommes. » Elle était pourtant présidente en titre du holding possédant les principaux biens immobiliers de la famille Al-Assad en exil parisien : « Si je devais signer des papiers, je le faisais. » Simple comme un coup de plume.


« Tout l’argent que je gagnais, je le donnais aux pauvres »
 
Du temps de sa splendeur, Rifaat al-Assad exposait ceci, à l’occasion d’un congrès du parti Baas, au tournant des années 80 : « Le chef désigne, le parti approuve et le peuple applaudit. Ainsi fonctionne le socialisme en Union soviétique. Celui qui n’applaudit pas va en Sibérie. Pour construire la paix et l’amour, nous sommes prêts à engager cent batailles, à détruire mille citadelles et à sacrifier des millions de martyrs. » Tout un programme qui aboutira finalement en 1982, alors qu’Al-Assad était chargé de la formation des militaires, au massacre de plusieurs milliers de Frères musulmans, insurgés à l’époque contre le régime en place. Le temps passant, l’oncle de Bachar al-Assad aura affiné son discours devant les enquêteurs français, au risque de frôler l’imposture : « Je veux un peuple plutôt que d’avoir une fortune. » Ou encore : « Tout l’argent que je gagnais, je le donnais aux pauvres »
En toute fin de procédure hexagonale, lors de son ultime audition en 2017, Rifaat al-Assad proclamait également : « Si je pouvais donner tous mes biens à l’Etat français, je le ferais. Cela commence à me poser un problème politique. […] Prenez tout, qu’on en finisse. » Cette noble déclaration est contredite par des écoutes téléphoniques, où l’un de ses gestionnaires de fortune lui faisait dire : « On vend tout et on achète à Londres, [en] France faut plus rien avoir. » Dans la dernière ligne droite de l’enquête pénale, sa défense fera état d’un certificat médical pointant des « troubles de fonctions cognitives et de mémoire » de Rifaat al-Assad, aujourd’hui âgé de 81 ans.

Renaud Lecadre,

Libération, le 2 avril 2019