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19 novembre 2019

Gilles Kepel : « Pour les salafistes, l’histoire est une chronologie de la décadence »

L'islamologue Gilles Kepel
Introduction :

La sortie de l’ouvrage collectif « Le Coran des historiens » (Editions du Cerf) fera date, car c’est une synthèse monumentale des connaissances sur le livre saint de l’islam : plus de 2.000 pages, 30 experts, jamais un tel travail n’avait pu être présenté au public. Le journal « Le Figaro » a proposé deux articles, l’un de l’islamologue Gilles Kepel disant toute l’importance du sujet, l’autre de présentation globale du livre. Le premier est repris ici, le second sera publié dans deux jours.

J.C
Pour l’islamologue, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’université Paris-Sciences-et-Lettres, seule une critique de la tradition comme le propose le Coran des historiens peut permettre un aggiornamento de l’islam.
Il y aura un avant et un après Coran des historiens. Ce texte riche et intense prend à rebours ceux qui aujourd’hui promeuvent une lecture littéraliste et figée du Coran, le transformant en une arme pour promouvoir la régression intellectuelle et éthique dont le salafisme et son avatar djihadiste sont l’expression.

Cette publication survient au moment opportun : si le salafisme continue à nourrir les enclaves dans lesquelles prospèrent les terroristes de demain, l’Arabie saoudite elle-même, qui a répandu cette idéologie rigoriste et littéraliste depuis la victoire du pétrole dans la guerre d’octobre 1973, s’en distance aujourd’hui. La baisse tendancielle des prix du brut et la venue du prince héritier Mohammed Ben Salmane au pouvoir à Riyad ont changé la donne: dans le royaume, la lecture littéraliste du Coran est mise à distance et les fondamentalistes sont écartés du premier cercle du pouvoir. Par ailleurs, je ne suis pas certain qu’il y a vingt ans, on aurait porté autant d’intérêt à l’héritage d’une époque qui précède Mahomet comme celle du site d’Al-Ula, présenté en ce moment à l’Institut du monde arabe. En somme, nous sommes en train de comprendre le contexte dans lequel le Coran est né, par la mise à jour d’une histoire méconnue ou délaissée.
Or, pour les salafistes, il n’y a pas de contexte. Ces zélotes d’aujourd’hui regardent les croyants des autres monothéismes, chrétiens ou juifs, comme des musulmans qui s’ignorent, des musulmans en chemin vers une sorte de «reconversion». Et les «infidèles» (les laïcs, par exemple) et autres «apostats» (les chiites, les Alaouites, les soufis) comme bons à passer au fil de l’épée… On l’a vu lorsque Daech, au nom de cette lecture exclusiviste du texte, a massacré les malheureux Yézidis en Irak. Pour eux, du reste, l’histoire est bonne à effacer, ce n’est qu’une chronologie de la décadence si elle s’éloigne des injonctions du dogme : tout ce qui n’est pas le texte dans sa version la plus littérale et décontextualisée n’est que mécréance ou hérésie. Or, la réplique à ce coup de force par la majorité des musulmans devenait de plus en plus difficile du fait de l’ascendant des salafistes, des Frères musulmans et autres intégristes. Avec ce Coran des historiens, il y a désormais l’équivalent de ce que l’École biblique de Jérusalem a accompli pour la Bible. Cela devrait pouvoir faciliter grandement une réflexion critique sur la tradition, qui permettra certainement de procéder à l’aggiornamento que l’on a bien observé dans le judaïsme et le christianisme, et dont le mouvement dans l’islam a été avorté dans les années 1970. Et la critique de la tradition ne signifie pas obligatoirement l’éloignement de la croyance: elle a engendré au contraire un ressourcement plus intense de la spiritualité chez de nombreux juifs et chrétiens d’aujourd’hui, qui vivent une relation apaisée avec le monde.
L’antidote aux slogans simplistes et ravageurs
N’oublions pas que, dans les siècles qui ont suivi l’hégire, le foisonnement intellectuel et religieux battait son plein, dans une ambiance largement syncrétique. Avant que la « porte de l’interprétation » (bab al-ijtihad) ne soit fermée brutalement par les oulémas les plus conservateurs au Xe siècle, le texte coranique a été le vecteur des interprétations les plus ouvertes ; et les savants, de l’Andalousie à la Perse, alliaient la raison à la foi, abordaient la révélation à la lumière de la réflexion et du discernement.
Bien sûr, le texte savant des historiens qui ont conjugué leurs efforts dans ce volume ne se traduira pas directement dans les enclaves salafistes qui ont été conquises sur la République, mais il devrait féconder un mouvement d’idées qui constituera l’antidote aux slogans simplistes et ravageurs et donner à beaucoup de croyants un outil de réflexion pour les aider à affirmer une spiritualité rassérénée.
Dernier livre paru : Sortir du chaosLes crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 528 p., 22 €.
Guyonne de Montjou,
Le Figaro, 15 novembre 2019