La guerre qui ravage le Yémen depuis
deux ans est la quintessence des guerres d’aujourd’hui : on tue d’abord
des civils. On les bombarde, on les déplace, on les affame, on les prive de
soins.
Le 19 juillet encore, l’ONU dénonçait un
bombardement de l’aviation saoudienne sur une colonne de civils en fuite :
vingt morts – presque tous appartenant à la même famille. A peine une
« brève » dans les journaux. Cette tragédie yéménite, on la voit peu.
Elle se joue à l’abri de la presse, parce que les protagonistes le veulent
ainsi.
Le Yémen est
l’un des théâtres de l’affrontement qui oppose Riyad à Téhéran pour la
suprématie au Moyen-Orient.
Pour Le Monde, Jean-Philippe Rémy et le
photographe Olivier Laban-Mattei ont réussi à longuement parcourir le terrain.
Leur conclusion : un pays entier est en train de s’écrouler, menacé de
destruction massive. Dans l’indifférence générale.
La guerre oppose d’un côté une coalition d’Etats
arabes conduite par l’Arabie Saoudite, appuyant le dernier président, Abd Rabbo
Mansour Hadi, et, de l’autre, une rébellion houthiste (une des branches du
chiisme) alliée à l’avant-dernier président, Ali Abdallah Saleh, et mollement
soutenue par l'Iran (chef de file du monde chiite). Les experts y voient l’un
des théâtres de l’affrontement majeur qui oppose Riyad à Téhéran pour la
prépondérance au Moyen-Orient.
Un immense drame humanitaire
Les Yéménites, eux, paient cette rivalité au prix
fort. Le drame humanitaire est immense. Près de 60 % des
10 000 morts de ces deux années de guerre sont des civils. Le pays
est en proie à la plus importante épidémie de choléra de la planète. Plus grave
encore : du fait des bombardements de la coalition saoudienne sur les
rives de la mer Rouge, des millions de personnes risquent d’être privées d’aide
alimentaire.
Les deux protagonistes sont coupables de crimes de
guerre. Aucun d’entre eux ne paraît pour le moment en mesure de l’emporter. Il
n’y a pas de dialogue entre Riyad et Téhéran, pas plus sur le Yémen que sur la Syrie
ou l’Irak.
Sur les
ruines d’un Etat déjà fragile, prolifèrent les cellules d’Al-Qaïda ou de
l’organisation Etat Islamique.
Les « parrains des parrains » – les
Etats-Unis, la France, le Royaume Uni côté saoudien ; la Russie côté
iranien – sont diplomatiquement passifs. Le président Donald Trump a même jeté
de l’huile sur ce brasier en accordant son soutien le plus enthousiaste aux
Saoudiens, le camp le plus belliciste. En somme, mettre fin à la guerre du
Yémen n’est une priorité pour personne.
C’est une lourde erreur, au-delà même de
l’indifférence manifestée à l’égard de ce que vit le Yémen, déjà l’un des pays
les plus pauvres du monde et qui, depuis un demi-siècle, a, comme l’Afghanistan,
connu davantage d’années de guerre que de paix.
Un pays divisé entre le Nord et le
Sud
C’est une erreur parce que, sur les ruines d’un Etat
déjà fragile, prolifèrent les cellules d’Al-Qaida ou de l’organisation Etat
islamique. Parce que le salafisme, cette gangrène idéologique, version sectaire
et brutale de l’islam exportée de Riyad, s’étend dans les zones contrôlées par
la coalition saoudienne. Le salafisme, on ne le sait que trop en Europe et au Proche-Orient,
est la terre nourricière du djihadisme.
C’est une erreur, enfin, parce que le Yémen est encore
une fois divisé entre le Nord et le Sud, comme il l’a déjà été dans le passé –
ce qui augure d’un nouveau drame dans un Etat en voie de faillite avancée.
Autrement dit, plus cette guerre se poursuit, à
quelques encablures de la route du pétrole, plus elle génère d’autres sources
de conflits et de violence. Tout se passe comme si ce pays, qu’on appelait
autrefois « l’Arabie heureuse », était pour l’heure condamné à être malheureux.
Editorial du journal "Le Monde",
31 juillet 2017