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03 juin 2016

Entretien avec Pierre Vermeren (2/2) : au cœur des réseaux djihadistes européens, le passé douloureux du Rif marocain



Comment la Belgique et l’Europe auraient-elle pu endiguer  la montée de l’extrême violence sacrificielle d’une partie de sa jeunesse ?
Il semble que la politique mise en œuvre aux Pays-Bas ait fonctionné, sauf à ce que les faits nous contredisent. Peut-être faut-il observer ce qu’ils ont fait, mais les Pays-Bas sont riches, et les Rifains moins nombreux et moins concentrés qu’en Belgique. Laisser les communautés immigrées aux mains des prédicateurs salafistes (et même chiites !) a été catastrophique.
Plusieurs instances religieuses internationales très riches œuvrent continuellement depuis les années 1970 à la radicalisation de la jeunesse musulmane dans le monde. Une partie des pétrodollars du Golfe, qu’ils soient saoudiens, iraniens, qataris ou autres, est consacrée à la prédication mondiale du salafisme. L’Arabie Saoudite a financé la construction de milliers de mosquées dans le monde, où elle place ses prêcheurs wahhabites et leurs alliés salafistes, le Qatar et la Turquie d’Erdogan font de même avec les Frères musulmans, et l’Iran avec les siens.
Même le Maroc d’Hassan II s’est laissé piéger jusqu’aux attentats de 2003… Car, derrière les mosquées, il y a les télévisions, les sites Internet, les livres et les DVD, exportés par centaines de millions… Pour les Frères ou les wahhabites, si Dieu a donné le pétrole aux Arabes, c’est à cette fin de prédication et d’islamisation. Cela peut nous paraître absurde, mais c’est ainsi.
Cette industrie de la radicalisation finit par rencontrer des jeunes assoiffés d’idéal, et facilement culpabilisables. Les prédicateurs expliquent aux délinquants qu’ils doivent racheter leurs péchés par de bonnes actions, et aux jeunes insérés qui fréquentent des Européens, boivent ou vivent en Europe, qu’ils sont de mauvais musulmans, mais qu’eux aussi peuvent racheter leurs péchés. Dieu sera miséricordieux s’ils reviennent à la foi, etc. En bref , il serait urgent de former des personnels cultuels tenant d’autres discours et de contrôler les médias de la propagande salafiste.

Pensez-vous que cette radicalisation soit liée à l’onde de choc de la décolonisation ?
On a voulu voir la décolonisation comme la fin d’une époque, ce qui est le cas, mais c’est aussi le commencement d’une autre, dont nous ne cessons de ressentir les secousses. Les « printemps arabes » de 2011 ont démontré que les aspirations des peuples que l’on croyait libres depuis les années 1960, n’ont pas changé depuis un demi-siècle : liberté, dignité, école pour tous, travail et droits politiques. Car, si les Etats ont obtenu leur indépendance, ce ne fut nullement le cas des peuples, qui restèrent assignés à l’autoritarisme.
De ce fait, les peuples anciennement colonisés ont été constamment travaillés par des menées insurrectionnelles et des aspirations révolutionnaires : nationalisme arabe, tiers-mondisme, marxisme-léninisme, socialisme arabe, islam politique, salafisme et djihadisme… Toutes ces idéologies et ces mouvements ont essayé de renverser l’ordre établi par les dictatures militaires et les régimes autoritaires, qui étaient soutenus par les grandes puissances… et par la France. La guerre froide a servi de prétexte, avant de basculer dans la lutte contre le djihadisme au moment de la guerre civile en Algérie, après 1992. Le couvercle n’a cédé qu’en 2011, avant de sombrer dans le chaos au Moyen-Orient…

L’islamisation est-elle déjà à l’œuvre dans le processus de décolonisation ?
Toute cette histoire a produit des phénomènes contradictoires et synchrones : elle a projeté des millions d’immigrés vers l’Europe (quinze millions de Maghrébins, avec leurs descendants), dans des pays qui ne voulaient plus entendre parler des anciennes colonies et de leur histoire. Elle a nourri une contestation islamique de plus en plus radicalisée, alimentée par les pays du Golfe, et a trouvé dans un tiers-mondisme complaisant un fidèle compagnon de route. Celui-ci considérait en effet l’islam révolutionnaire comme un agent de libération des dominés.
Si l’on ajoute à cela le fait que nos élites politiques et intellectuelles ont jusqu’à nos jours regardé la religion comme une affaire dépassée, voire, dans le cas de l’islam, comme un aimable folklore pourvoyeur de repas de ramadan et de calligraphie un peu étrange – occultant au passage notre passé et notre si longue expérience en terre d’islam –, on a laissé se mettre en place les circonstances et les conditions qui nous amènent à la situation présente.

L’Europe n’est donc pas sorti des fractures postcoloniales ?
La décolonisation a échoué trois fois : les Etats indépendants ont été incapables de réaliser le développement et les libertés promises à leurs peuples ; les Etats européens se sont juré de ne plus s’occuper de leurs anciennes colonies, ce qui a jeté une chape de plomb sur la souffrance silencieuse des peuples ; enfin, l’immigration a été regardée comme une soupape de sécurité et une promesse de régénérescence de notre histoire.
Certains ont voulu racheter le péché colonial, jugé à juste titre comme une expérience traumatisante, qu’il fallait à la fois surmonter et réparer ; d’autres ont voulu repartir de zéro, comme si les peuples et les individus n’avaient ni mémoire, ni héritage culturel, ni ressentiment.
C’est sur fond de cette histoire complexe, couplée au rejet de notre expérience coloniale et à une longue amnésie, que la désintégration sociale a frappé, depuis la grande crise industrielle des années 1980, et dont le symptôme principal est la montée du chômage. Mais si cette désintégration n’arrange rien, elle ne fait, selon moi, que parachever un édifice miné.

Quelle est la vision du monde de ces jeunes radicalisés ? Comment, de Cologne à Molenbeek, éviter un choc des civilisations ?
La vision du monde des jeunes radicalisés est celle que leur inculquent leurs prédicateurs salafistes, sur fond de vision apocalyptique, manichéenne, de fin de l’Occident et de triomphe de l’islam. Il ne faut pas trop chercher à négocier avec ces visions religieuses, car elles sont à l’opposé de nos préoccupations et de notre vision de la politique et des rapports sociaux. C’est vrai qu’en ce sens c’est moins un choc des civilisations que des imaginaires et des mondes.
La pensée radicale religieuse, millénariste en l’occurrence, est un absolu qui ne cherche aucun compromis avec ses ennemis supposés et avec le monde réel. De ce fait, les radicalisés seront très difficiles à ramener à la raison, car leur croyance ne tient pas compte du réel. Mais ils ne représentent qu’une fraction, pas si infime qu’on veut bien le dire cependant, des populations musulmanes d’Europe ou du Moyen-Orient.

Comment peut-on, alors, lutter contre ce phénomène ?
En revanche, ce sur quoi on peut travailler en France, c’est d’une part à la fabrication d’un islam endogène, financé sur place, parlant notre langue, et avec des imams formés par les musulmans de France (ou d’Europe), dans un cadre laïque, et d’autre part à l’éducation et à la formation des plus jeunes. Elle devrait être prioritaire.
L’intégration passe aussi forcément par une excellente maîtrise de la langue et des référents culturels, ce qui est le cas de mes étudiants, mais pour combien d’échecs… Je déplore qu’on manque incroyablement d’ambition scolaire, que l’enseignement soit professionnel ou intellectuel. C’est comme si les élèves étaient de moins en moins intelligents. Ce n’est évidemment pas le cas, mais on semble avoir renoncé à être exigeant à l’école pour ne pas pénaliser les défavorisés. En fait, on les enfonce, et on les pousse parfois vers l’obscurantisme ou l’aventure sans retour.

Le Monde, 23 mars 2016

Propos recueillis par Nicolas Truong