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25 mai 2016

« Assimiler la radicalisation islamiste à un phénomène sectaire pose problème », par Fethi Benslama (1/3)

Fethi Benslama

Fethi Benslama est psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université Parie-Diderot et membre de l’Académie tunisienne. Le 12 mai, il publie « Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman ». Dans la lignée de ses précédents ouvrages « La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam » (Flammarion, 2004) ou « Déclaration d’insoumission. A l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas » (Flammarion, 2011), il se demande comment penser le désir sacrificiel des jeunes au nom de l’islam.

La grande majorité des travaux font l’impasse sur la dimension psychologique et a fortiori psychopathologique dans la radicalisation, considérée phénoménalement comme un fait qui appartient à la conscience et à la volonté de l’acteur, ce qui exclut la dimension de l’inconscient. (…)
Essayer de penser ce qui arrive à quelqu’un pour qu’il en vienne à choisir des voies périlleuses de traitement de lui‑même et des autres nous oblige à ne pas en rester à un niveau comportemental, ni à la langue de bois des radicalisés, mais à prendre en considération ce qui conduit quelqu’un à s’enflammer et à embrasser tout autour de lui. De même que la psychanalyse nous montre que le symptôme est une solution de compromis qui a une fonction dans l’économie d’un sujet, la tentative de résorption des symptômes dans la radicalisation a également sa raison : obtenir une guérison par un circuit très particulier, celui qui requiert d’affronter le danger interne par une mise en danger externe plus importante, dût‑elle conduire à la mort. C’est un fait que j’ai constaté cliniquement : le symptôme est effacé par l’effet d’une saturation de l’idéal qui place le sujet dans une mission divine. (…)
Cette approche nous permet aussi de comprendre le succès de l’islamisme radical auprès des convertis. Les failles identitaires ne sont pas l’apanage des enfants de migrants ou de familles musulmanes, c’est ce qui explique que 40 % des radicalisés soient des convertis. Je dirais que ces sujets cherchent à se radicaliser avant de trouver le produit de la radicalisation. Peu importe qu’ils ignorent de quoi est fait ce produit, pourvu qu’il apporte « la solution ». La presse a rapporté le cas de djihadistes qui avaient commandé par Internet des ouvrages tels que L’Islam pour les nuls. Il faut une dose importante d’ignorance pour que les fantasmes se drapent dans l’innocence et cherchent leur réalisation sans crainte ni doute. Le juge d’instruction Marc Trévidic, du pôle antiterroriste de Paris, a déclaré, à plusieurs reprises, que certains revenants des zones de combat qu’il a interrogés ne connaissaient pas les cinq piliers de l’islam ! Il est possible que cette catégorie dite « des convertis » comporte beaucoup de born again, ces personnes qui retrouvent la foi délaissée par eux‑mêmes ou par leur groupe familial à la génération précédente.
Notons, toutefois, que certains engagés sur les zones de combat ne cherchent pas de prime abord la dimension spirituelle ou la conversion religieuse. Ils veulent s’insurger contre l’oppression cruelle subie par les Syriens du fait du régime de Bachar Al‑Assad . Pour d’autres, le départ vers l’Orient mystérieux fait office d’un passage initiatique et romantique. J’ai été frappé, en lisant des textes sur l’histoire des croisades, de constater de nombreuses similitudes avec l’équipée subjective de ces départs au djihad. Le djihadisme serait‑il une croisade inversée ? Aujourd’hui, l’islamisme radical est le produit le plus répandu sur le marché par Internet, le plus excitant, le plus intégral. C’est un passe‑partout de l’idéalisation à l’usage des désespérés d’eux‑mêmes et de leur monde.
L’assimilation de la radicalisation islamiste à un phénomène sectaire pose problème. Il y a certes quelques aspects comparables, comme le phénomène dit « de l’emprise mentale », mais des différences essentielles sont patentes. Dans la secte, l’individu s’assujettit aux fantasmes ou à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle. Le djihadiste, quant à lui, adhère à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels et imaginaires. Le mélange du mythe et de la réalité historique est plus toxique que le délire.
L’offre radicale va donc se saisir des impasses du passage juvénile et se modeler sur les possibilités d’une traversée à la fois individuelle et collective, physique et métaphysique, mythique et historique, dont je voudrais relever les principaux motifs.
Sans être exhaustif, on peut dégager quelques opérateurs fondamentaux de la séduction narcissique des idéaux dans l’offre de radicalisation. Cette séduction constitue une dimension fondamentale dans l’attirance qu’elle exerce sur les jeunes, comme le souligne à juste titre Philippe Gutton [in Adolescence et djihadisme, L’Esprit du temps, 2015].

Fethi Benslama,

Le Monde, 10 mai 2016