De l'Algérie à la Palestine, la vision du monde arabe sur la fusillade de Toulouse et l'arrestation de Mohamed Merah diffère de l'interprétation qui en a été faite en France. Le tueur islamiste devient la "patate chaude" qu'Orient et Occident se renvoient
Karim Emile Bitar : Avec une certaine lassitude, voire avec de l’exaspération et de la colère d'observer une nouvelle fois un individu se réclamant d’Al Qaida prendre en otage les musulmans et commettre les crimes les plus ignominieux en prétendant agir pour défendre la cause palestinienne. A ce titre, l’une des réactions les plus rapides et les incisives fut celle de Salam Fayyad, premier ministre de l’autorité palestinienne, qui a déclaré : "Il est temps que ces criminels cessent de faire du commerce avec leurs actions terroristes au nom de la Palestine, ou de prétendre à une victoire pour les droits des enfants palestiniens, qui ne demandent qu’à vivre une vie normale". Ce même point de vue se retrouvait chez la plupart des éditorialistes de la presse arabe, aussi bien chez les « modérés » que chez les « radicaux ». Tout le monde a conscience que ce type de terrorisme ne peut que rejaillir très négativement sur l’ensemble du monde arabe.
Cela est d’autant plus regrettable qu’Al Qaida était globalement en perte de vitesse, avec la mort de Ben Laden et avec le déclenchement des révolutions arabes. Al Qaida n’a jamais réussi à percer auprès des masses arabes, et en dehors de franges extrémistes assez minoritaires, il y a une quasi-unanimité dans la réprobation de l’horreur de Toulouse, réprobation qu’ont exprimé beaucoup de chefs religieux et de responsables politiques. Par ailleurs, les quotidiens panarabes comme Al Hayat, Al Sharq Al Awsat et Al Quds Al Arabi ont publié plusieurs articles et tribunes évoquant les problèmes de l’intégration, du déracinement et des dérives radicales. Quant aux sites Internet de la mouvance djihadiste, ils étaient quelque peu dans l’expectative, ne sachant pas si Merah était vraiment membre d’Al Qaida ou s’il fanfaronnait.
Meriem Amellal : Le monde arabe ne représente pas un bloc uni et il y a rarement une opinion commune à tous les pays… Dans ce monde arabo-musulman, il y a incontestablement une catégorie de la population qui soutient ce genre d’action contre l’Occident considéré comme un agresseur qui envahit des pays musulmans comme l’Irak ou l’Afghanistan, et dont les soldats tuent la population (l’affaire récente du soldat américain qui a tué 16 villageois étaye leur discours). Ce discours est propagé par des courants islamistes et relayé par leurs sympathisants qui soutiennent ce genre d’action. D’un autre côté, beaucoup au sein du monde arabe croient en une réelle menace terroriste en Occident et ne sont pas étonnés de voir l’émergence de ce genre d’individus. Enfin, une autre opinion est partagée par beaucoup de personnes : celle du complot. La théorie fait son chemin y compris sur les réseaux sociaux. Beaucoup s’interrogent sur le moment de cette attaque, en pleine campagne électorale. Ils s’interrogent sur ces supposées failles au sein des services de renseignements réputés pourtant si efficaces… Mais parmi les réactions majoritaires, il y a aussi le sentiment d’effroi provoqué par ces tueries et celui de la peur des conséquences sur les musulmans.
Le père de Mohamed Merah a déclaré vouloir enterrer son fils en Algérie, son pays d'origine. Comment le pays a-t-il vécu la tragédie ?
Karim Emile Bitar : C’est en Algérie que la tonalité de la presse est la plus acerbe. Les journaux algériens sont choqués de voir les médias français rappeler systématiquement les origines algériennes de Merah alors que celui-ci est né en France et qu’il ne connaît rien à l’Algérie.
L’influent Quotidien d’Oran a écrit : "En insistant sur l’origine algérienne de Mohamad Merah (…), la France externalise le crime et se lave les mains de toute responsabilité. Au risque de mettre tous les musulmans du pays à l’index. » Mais cette critique n’a pas empêché la presse algérienne de pointer du doigt la responsabilité de l’idéologie salafiste, de faire le parallèle avec les dérives sanglantes de l’Algérie des années 1990 et de considérer que le combat contre l’islamisme radical devait se poursuivre et être renforcé.
Meriem Amellal : L’Algérie est incontestablement le pays le plus touché. D’abord en raison de la proximité historique avec la France, ancienne puissance coloniale. Certainement aussi parce que l’auteur des tueries est "français d’origine algérienne" et que l’on craint l’amalgame. Un amalgame pas simplement entre islamisme et islam mais aussi entre Algérien et terroriste. Enfin, l’Algérie est touchée car les Algériens ont vécu dix années de terrorisme islamiste d’une extrême violence.
L’image de Merah qui poursuit des enfants dans la cour d’une école pour les tuer à bout portant est malheureusement une scène banale dans un pays où ont eu lieu des massacres de villages entiers (Bentalha). Les Algériens se souviennent de femmes enceintes éventrées et de fœtus enfournés… Des actes barbares qui dépassent l’entendement. De la part de certains Algériens, il y a de la compassion, de la solidarité. J’ai pu en parler avec une victime du terrorisme à Alger, cette personne m’a dit : "Je me fiche que ces enfants soient juifs, israéliens, ou français…Ce sont des enfants…j’ai revécu l’horreur, j’ai de nouveau ressenti cette douleur, celle d’une mère, personne ne mérite ce sort. J’ai pensé très fort aux mamans des enfants." Enfin, n’oublions pas les autres victimes. Deux d’entre elles étaient d’origine algérienne. Certains ont même repris la métaphore biblique d’Abel et Caïn en référence à Abel Chenous, l’un des soldats tués par Merah.
Les populations expriment-elles des craintes vis-à-vis d'un éventuel amalgame ?
Karim Emile Bitar : C’est la hantise des peuples arabes et encore plus des Arabes vivant en occident. Un journal tunisien a écrit : "A cause de lui, les Arabes et les musulmans seront regardés comme des terroristes. Sa gloire est notre désarroi et notre désespoir".
Meriem Amellal : Les craintes d’un amalgame sont évidemment importantes mais elles sont plus vives chez les Arabes et musulmans de France que dans les pays d’origine. Car dans ces pays les conséquences sont surtout symboliques. Or, en France, en Europe ou aux États-Unis, cet amalgame peut se traduire concrètement par une montée de l’islamophobie et une augmentation d’actes racistes. Dernier exemple en date : samedi une Irakienne de 32 ans a été battue à mort aux États-Unis et l'hypothèse soulevée est clairement celle d'un crime raciste.
Pour le monde arabe, Mohamed Merah est-il Français, Algérien, musulman, islamiste ?
Karim Emile Bitar : Pour la presse arabe, Merah est d’abord un psychopathe et doit être considéré comme tel. Mais il est en effet significatif de voir la presse française le présenter comme Algérien alors que les médias arabes rappellent constamment qu’il est né à Toulouse, qu’il ne connaît strictement rien ni à la religion ni à la culture des mondes arabes et musulmans. Les uns et les autres se rejettent Merah comme une patate chaude. Les médias arabes refusent que l’on se serve de Merah pour jeter l’opprobre sur leur culture et faire le procès de leur religion. Quant à la France, elle est également gênée, tant le phénomène Merah met en lumière certaines failles de son modèle d’intégration.
Quant à Merah lui-même, c’est un peu l’incarnation du terroriste postmoderne, un paumé, un loser, une petite frappe fascinée par la violence, ayant de surcroît des antécédents psychiatriques et qui projette son mal-être dans des fantasmes contradictoires, voulant tantôt rejoindre la légion étrangère et tantôt assassiner froidement des militaires ou des enfants. D’après ce que l’on sait à ce stade, il ne rechignait pas à boire de l’alcool ou à faire la fête.
Encore une fois, on voit que le côté religieux n’est qu’un habillage, que l’islam est instrumentalisé.
Meriem Amellal : Tout dépend du point de vue. Les personnes qui suivent les courants islamistes pensent qu’il est musulman et qu'il est devenu un martyr. D’autres diront qu’il est algérien. Mais beaucoup préfèrent dire que c’est un tueur. Du côté de l’Algérie, la presse s’est faite l’écho de la population exaspérée par les précisions de l’origine de Mohamed Merah, notamment par le ministre de l’Intérieur français. Un mot d’ordre a été donné sur les réseaux sociaux pour préciser systématiquement l’origine hongroise de Nicolas Sarkozy dans l’édition du lendemain. Cette proposition a rencontré un franc succès. Il faut aussi préciser que pour beaucoup d’Algériens Merah était français. Pour eux, il est "le pure produit" de la France. Et contrairement à ce qu’affirme Marine Le Pen, cet événement ne reflète pas l’échec de l’immigration mais celui de l’intégration.
Comment l'assaut des forces spéciales françaises a-t-il été vécu ?
Karim Emile Bitar : Sur l’assaut, les questions soulevées furent quasiment les mêmes que celles que l’on s’est posé en France. Quant à la réprobation, il n’y en a pas vraiment eu, puisque les questions sensibles (le symbole de Ben Laden, la souveraineté du Pakistan, etc…) étaient absentes.
Pensez-vous que cette affaire soit de nature à exacerber les haines entre le monde arabe et l'Occident ?
Karim Emile Bitar : Il est certain que cette affaire va conforter tous les préjugés ancestraux et apporter du grain à moudre à tous ceux qui s’en tiennent aux grilles de lectures culturalistes ou identitaristes, ceux qui estiment qu’il existe une essence islamique, une sorte de « gène de l’islam » et que la religion dont Merah se revendique est le facteur qui explique tout. Mais tous ceux qui creusent un peu plus le sujet, tous ceux qui refusent de voir dans la religion un sésame explicatif universel, tous ceux qui veulent aller au-delà des caricatures et du simplisme vont vite se rendre compte que Merah n’est nullement représentatif de « L’Orient », pas plus que le tueur norvégien Anders Breivik n’est représentatif de « L’Europe », pas plus que le sergent américain Robert Bales (qui a tué 17 civils dont des enfants en Afghanistan) ne représente « l’Occident.
« Islam » et « Occident » sont des catégories génériques et englobantes qui obscurcissent la vision et n’expliquent rien. Chacune d’entre elle englobe tout et son contraire. Loin d’être les représentants de deux pôles opposés, Merah et Breivik sont en quelque sorte des jumeaux psychiques, des obsédés de l’identitaire qui sont mal dans leurs peaux à une époque caractérisée par une grande interdépendance entre cultures et civilisations. La haine antijuive de l’un nous rappelle la haine antimusulmane de l’autre, deux paranoïas, deux raisonnements binaires, deux simplismes.
Ce n’est pas en dissertant sur les relations entre l’islam et l’occident qu’on trouvera une explication à ces phénomènes complexes. Il serait plus judicieux d’affiner les analyses, d’étudier le rôle que jouent des pays comme l’Arabie Saoudite et le Pakistan, de se demander comment un citoyen Français né à Toulouse peut en arriver là, d’analyser les conditions géopolitiques, idéologiques et financières qui ont permis le développement du salafisme et du wahhabisme, et de combattre toute idéologisation du phénomène religieux. L’erreur à ne pas commettre est de militariser la « guerre contre le terrorisme », qui ne fait que nourrir et démultiplier le terrorisme. Ce combat pour être efficace doit être du ressort de la police et des services de renseignement. En France, nonobstant quelques failles ponctuelles, ces services font remarquablement bien leur travail et ont déjoué nombre d’attentats au cours des quinze dernières années.
Meriem Amellal : Pas plus qu’elles ne le sont déjà. Je pense qu’il ne faut pas s’interroger sur l’après Merah mais l’avant Merah. Comment est-il possible qu’un jeune Français, qui se sent français (ne se faisait-il pas appeler Youssouf al Farançi, ne voulait-il pas être enterré en France ?) ait basculé ? Comment expliquer qu’il ait été fasciné par des modèles politiques à l’opposé des principes de notre République ? Indépendamment de son enfance difficile, car heureusement tous ces jeunes que l’on continue de qualifier, y compris, nous, médias, de "français d’origine", ne deviendront pas tous des Mohamed Merah.
Propos recueillis par Jean-Benoît Raynaud,
Atalantico.fr, 29 mars 2012