Abdelwahab Meddeb
C’est pour répondre à cette crise que nous avons besoin de revenir à l’islam comme civilisation, et puiser dans son fonds glorieux de quoi participer à la réorientation du siècle. Par ce moyen, nous restaurons la pertinence de la référence islamique. Nous abandonnons, de cette référence, cela même qui est fétichisé par les islamistes nihilistes, à savoir le politique et le juridique. Et nous y privilégions l’éthique et l’esthétique. Ces deux directions, nous les cueillons de la matrice islamique qu’est le Coran même. En effet, notre lecture du Coran privilégie l’éthique à la loi ; nous n’inventons rien ; cette hiérarchisation est littéralement exprimée dans la sourate V, la dernière révélée, porteuse du message ultime qui se reconnaît à travers le verset 3 : « Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion ». Dans cette sourate, deux versets après celui en lequel la tradition exégétique identifie l’interdit des boissons alcoolisées, il est dit : “A ceux qui croient, effectuent l’oeuvre salutaire, nulle faute n’est imputable en matière d’alimentation tant qu’ils se prémunissent et croient…” (V, 93). Dans cette insistance sur l’acte “utile”, “salutaire” (‘amal al-çâlihât)se fonde le primat de l’éthique. L’expression revient une soixantaine de fois dans le Livre saint (plus que le mot çalât, “prière”). Nous la retrouvons dans la même sourate au verset 69 : “ Ceux qui croient, ceux qui judaïsent, les Sabéens et les Chrétiens, à condition de croire en Dieu et au Jour dernier, et d’effectuer l’oeuvre salutaire, point de crainte pour eux…”. Et le verset 48 de cette même sourate V fait de l’émulation éthique le critère de l’élection et du salut avant l’identification de la croyance : “A chacun de vous, nous avons ouvert un accès, une voie. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. Entrez en course pour les bonnes œuvres vers Dieu(istabiqû al-khayrâtîlâAllâh). ” Ce primat de l’éthique sauve l’altérité et instaure ce que certains ont appelé une “théologie des religions”, reconnaissant la cohabitation des alliances dans le siècle des siècles, notamment à travers leur forme juive, chrétienne, islamique.
Et la portée esthétique est, elle aussi, en puissance dans le texte coranique. Elle est incarnée dans la célébration de la parole inspirée par la psalmodie et par la calligraphie, ces deux maîtres arts en lesquels se reconnaît la spécificité de la créativité islamique. Soumises à l’harmonie, aux règles des proportions, adaptant le nombre d’or et le pythagorisme à cette neuve matière, elles constituent l’une et l’autre la musique de l’esprit. Par la collaboration du Calame et de la Table pour l’inscription de la Lettre, les théosophes de l’islam reconnaissent la conjonction de l’Intellect premier et de l’Ame Universelle qui donne naissance à l’existant.Ainsi l’acte calligraphique et la contemplation de son produit actualisent le phénomène de la Création.
Ces deux directions (éthique, esthétique) sont profondément investies par les spirituels de l’islam, les soufis. A partir d’eux, une éthique de la nuance peut être adaptée à notre temps et participer à la réparation de la crise de l’humanisme et de l’universalité. Un seul exemple peut illustrer éloquemment cette tendance. C’est celui de Tirmidhi (Xe siècle) dans son livre Al-Furûqwa Man’ at-Tarâduf(traduit par Geneviève Gobillot sous le titre Le livre des nuances ou de l’impossibilité de la synonymie). Ce livre est composé de 156 chapitres qui confrontent deux synonymes pour traiter de la différence qui les distinguent tant du point de vue psychologique qu’éthique. Dans le contexte révolutionnaire qui est le nôtre, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte où a eu lieu et aura encore lieu des procès contre les malfaisants de l’ancien régime, je citerai volontiers le chapitre V qui traite de la différence entre se faire justice (intiçâr) et se venger (intiqâm). A cette occasion, Tirmidhi rappelle le verset coranique qui appelle à dépasser la loi du talion par le pardon : « La punition d’un mal est un mal identique, mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu » (XLII, 40). Nous retrouvons là encore dans le texte coranique le primat de l’éthique sur la loi. Jacques Derrida ajoutera qu’il n’est de pardon que dans le pardon de l’impardonnable. Mais la question n’est pas là. La question concerne surtout le refus de la loi du talion et de son archaïsme qui continue de rôder dans les consciences. Et de respecter au plus près les règles et les rouages de la justice pour se faire justice en faisant triompher sa cause (intiçâr), loin de toute forme de vengeance (intiqâm). C’est cet acte de civilisation qui peut être soutenu par l’éthique de la nuance proposée parTirmidhi.
De même, pour l’esthétique et la poétique qui a notamment illustré l’amour et ses ambivalences, dans la concrétisation de l’esprit par la chair, entrant dès lors en résonance avec d’autres traditions de l’expérience intérieure, notamment celles des traditions de sagesse asiatique, tels le taoïsme et le tantrisme. Cela instaure un vécu construit autour du culte du beau qui donne raison d’être au souci de soi. Ainsi pourrions-nous habiter dans le monde en poète, et conduire notre vie comme une œuvre d’art. Cette démarche est tout à fait perceptible à travers l’itinéraire terrestre et céleste de l’Andalou Ibn Arabî (qui a connu à Tunis un séjour spirituel intense), lui en qui le divin Platon s’incarne à l’horizon de la croyance islamique.
Lorsque l’on repère les virtualités éthiques et esthétiques que recèle la tradition islamique, l’on est consterné par la mésinterprétation des nihilistes islamistes. Cette crispation sur la vocation politique de l’islam et sur son corpus normatif et jurisprudentiel a produit un nœud gordien qui fige la communauté concernée depuis maintenant près de deux siècles, depuis la découverte par les musulmans de l’invention politique et juridique occidentale et son refus par peur de trahir son origine, d’être infidèle à son legs. Or, indénouable, le noeud gordien ne peut qu’être tranché.
Et la portée esthétique est, elle aussi, en puissance dans le texte coranique. Elle est incarnée dans la célébration de la parole inspirée par la psalmodie et par la calligraphie, ces deux maîtres arts en lesquels se reconnaît la spécificité de la créativité islamique. Soumises à l’harmonie, aux règles des proportions, adaptant le nombre d’or et le pythagorisme à cette neuve matière, elles constituent l’une et l’autre la musique de l’esprit. Par la collaboration du Calame et de la Table pour l’inscription de la Lettre, les théosophes de l’islam reconnaissent la conjonction de l’Intellect premier et de l’Ame Universelle qui donne naissance à l’existant.Ainsi l’acte calligraphique et la contemplation de son produit actualisent le phénomène de la Création.
Ces deux directions (éthique, esthétique) sont profondément investies par les spirituels de l’islam, les soufis. A partir d’eux, une éthique de la nuance peut être adaptée à notre temps et participer à la réparation de la crise de l’humanisme et de l’universalité. Un seul exemple peut illustrer éloquemment cette tendance. C’est celui de Tirmidhi (Xe siècle) dans son livre Al-Furûqwa Man’ at-Tarâduf(traduit par Geneviève Gobillot sous le titre Le livre des nuances ou de l’impossibilité de la synonymie). Ce livre est composé de 156 chapitres qui confrontent deux synonymes pour traiter de la différence qui les distinguent tant du point de vue psychologique qu’éthique. Dans le contexte révolutionnaire qui est le nôtre, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte où a eu lieu et aura encore lieu des procès contre les malfaisants de l’ancien régime, je citerai volontiers le chapitre V qui traite de la différence entre se faire justice (intiçâr) et se venger (intiqâm). A cette occasion, Tirmidhi rappelle le verset coranique qui appelle à dépasser la loi du talion par le pardon : « La punition d’un mal est un mal identique, mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu » (XLII, 40). Nous retrouvons là encore dans le texte coranique le primat de l’éthique sur la loi. Jacques Derrida ajoutera qu’il n’est de pardon que dans le pardon de l’impardonnable. Mais la question n’est pas là. La question concerne surtout le refus de la loi du talion et de son archaïsme qui continue de rôder dans les consciences. Et de respecter au plus près les règles et les rouages de la justice pour se faire justice en faisant triompher sa cause (intiçâr), loin de toute forme de vengeance (intiqâm). C’est cet acte de civilisation qui peut être soutenu par l’éthique de la nuance proposée parTirmidhi.
De même, pour l’esthétique et la poétique qui a notamment illustré l’amour et ses ambivalences, dans la concrétisation de l’esprit par la chair, entrant dès lors en résonance avec d’autres traditions de l’expérience intérieure, notamment celles des traditions de sagesse asiatique, tels le taoïsme et le tantrisme. Cela instaure un vécu construit autour du culte du beau qui donne raison d’être au souci de soi. Ainsi pourrions-nous habiter dans le monde en poète, et conduire notre vie comme une œuvre d’art. Cette démarche est tout à fait perceptible à travers l’itinéraire terrestre et céleste de l’Andalou Ibn Arabî (qui a connu à Tunis un séjour spirituel intense), lui en qui le divin Platon s’incarne à l’horizon de la croyance islamique.
Lorsque l’on repère les virtualités éthiques et esthétiques que recèle la tradition islamique, l’on est consterné par la mésinterprétation des nihilistes islamistes. Cette crispation sur la vocation politique de l’islam et sur son corpus normatif et jurisprudentiel a produit un nœud gordien qui fige la communauté concernée depuis maintenant près de deux siècles, depuis la découverte par les musulmans de l’invention politique et juridique occidentale et son refus par peur de trahir son origine, d’être infidèle à son legs. Or, indénouable, le noeud gordien ne peut qu’être tranché.
Abdelwahab Meddeb
Site "Leaders.tn", 24 janvier 2012