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15 septembre 2019

En Tunisie préélectorale, une économie frappée de langueur


Le scrutin présidentiel du 15 septembre survient sur fond de morosité économique et sociale, malgré la reprise du secteur touristique.

A Sousse, l’humeur des chefs d’entreprise importe. Avec Sfax, à 140 km plus au sud, la grande cité du littoral tunisien est l’un des poumons économiques du pays. Alors, quand Raouf Eltaïef, patron d’une entreprise de construction – dont le bureau est tapissé de photos de lui en compagnie de différents notables politiques – grommelle que son chiffre d’affaires accuse une baisse annuelle de 10 %, il faut y voir un symptôme, celui d’une économie tunisienne à la peine. « On construit, mais les logements ne trouvent pas preneurs, soupire-t-il. Il y a mévente. »
A Sousse, on trouve un autre son de cloche. Zorah Driss a, elle, le sourire. A la tête d’un parc d’hôtels de bord de mer, la femme d’affaires se félicite d’une « forte reprise du tourisme » avec un rebond de son chiffre d’affaires « d’environ 35 % » par rapport à la saison estivale de 2018. « En 2019, on fera mieux en Tunisie qu’en 2010 », insiste-t-elle. L’année 2010 n’est pas anodine. Elle est un repère, le dernier avant les turbulences de la révolution de 2011. En général, les indicateurs économiques et financiers ont plongé après 2011. Mais là, « la saison 2019 va effacer la rupture de la révolution », confirme Mme Driss. Dans le désenchantement général qui marque les diagnostics sur l’économie tunisienne, l’observation est assez rare pour être soulignée.
Si ce croisement des deux regards peut représenter quelque intérêt, c’est qu’il ouvre sur deux dimensions de la conjoncture tunisienne chargées d’enjeux à la veille du scrutin présidentiel du 15 septembre. L’humeur maussade de Raouf Eltaïf renvoie en effet à une politique monétaire restrictive dont la finalité n’est autre que l’endiguement de l’inflation. La hausse des prix est socialement explosive en Tunisie. Elle avait nourri de vives tensions protestataires à l’hiver 2016-2017 qui avaient mis en lumière une paupérisation des classes moyennes.

Incertitude politique

Avant une élection s’annonçant difficile pour le premier ministre Youssef Chahed – lui-même candidat à la présidence –, le gouvernement a vigoureusement actionné les freins. Le taux d’inflation, qui avait grimpé à 7,3 % en 2018, a ainsi été contenu à moins de 7 % durant le premier semestre 2019. Mais la facture en est lourde avec un resserrement du crédit (la Banque centrale a relevé son taux directeur de 275 points en un an) qui pèse lourdement sur la croissance du PIB. Celle-ci a peiné à 1,1 % durant le premier semestre contre 2,5 % sur l’année 2018. Alors que le taux de chômage demeure élevé – autour de 15 % – le gouvernement fait un pari sensible. Il troque un risque social (les prix) pour un autre (l’emploi).
Quant à la satisfaction affichée par Mme Driss, elle lève le voile sur un autre indicateur fétiche de cette campagne électorale : la valeur du dinar. Le rebond des recettes touristiques, en injectant des devises fraîches en Tunisie, est l’un des facteurs ayant dopé le dinar sur le marché des changes. De mars à août, la monnaie nationale s’est appréciée de 9,5 % par rapport à l’euro. Il faut dire qu’elle revenait de loin. De 2011 à 2018, le dinar avait sombré, se dépréciant de 65 %. Désormais, le gouvernement peut afficher devant l’électorat un symbole national à nouveau lustré. Au risque de braquer ceux qui s’inquiètent d’un mauvais coup porté ainsi aux efforts de redressement des comptes courants (solde déficitaire à hauteur 11,2 % du PIB en 2018).
Au-delà de ces régulations conjoncturelles et préélectorales, la Tunisie demeure confrontée à des défis structurels massifs qui, selon la plupart des analystes, risquent d’hypothéquer sa transition politique. L’un des plus aigus est sans conteste la panne de l’investissement productif, notamment dans le secteur de l’énergie et des industries extractives (phosphate), qui demeure en 2018 inférieur à son niveau de 2010. De là naît l’enchaînement des déficits budgétaires et courants, alimentant une dette publique (77 % du PIB) et extérieure (94 %). Or la fragmentation politique révélée par la séquence électorale à venir n’aide pas vraiment à éclaircir l’horizon. « L’incertitude politique ambiante n’incite guère les investisseurs à sortir de leur attentisme », déplore Hakim Ben Hamouda, ancien ministre de l’économie et des finances en 2014.

Frédéric Bobin (Sousse, envoyé spécial)
Le Monde, 12 mars 2019