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03 décembre 2008

« Comment la Jordanie empoisonne les relations palestiniennes », par Isabelle-Yaël Rose

Le drapeau jordanien ... un drapeau palestinien avec l'emblème hachémite superposé Mais lequel a précédé l'autre ?

Le royaume de Jordanie est une création britannique du milieu du XXème siècle. Les Hachémites ont d'ailleurs toujours conservé des relations particulières avec leur ancien maître, même si sa présence s'est faite plus discrète depuis que le pays est devenu un allié de la politique américaine au Moyen-Orient. A l'origine, le Sherif Hussein, arrière grand père du Roi Abdallah II, régnait sur le royaume du Hejaz et était à ce titre gardien des Lieux Saints de l'Islam que sont Médine et la Mecque. Parce que Jérusalem est également un Lieu Saint pour les Musulmans, Hussein prétendait aussi à Jérusalem, quoiqu'elle ne fût pas dans le territoire de son royaume. Hussein avait trois fils : Ali, Faysal, Abdallah (le premier). Au cours du découpage originel conçu par l'Empire britannique, Ali devait hériter du Hejaz, Abdallah de la Jordanie (qui incluait à l'époque l'autre rive du Jourdain à l'ouest, soit la future Cisjordanie, et l'Irak à l'est), et Faysal de la Syrie (qui incluait la plus grosse partie du Liban, à l'exclusion de la « Montagne du Liban », contrôlée par les Maronites). Mais la France, traditionnellement protectrice de la Syrie et du Liban, s'opposa à ce plan et obligea les Britanniques et leurs alliés Hachémites à des concessions : ainsi, Faysal, entré d'une manière triomphale à Damas - la ville du premier Califat - en fut chassé par les indépendantistes syriens soutenus par les Français, et reçut l'Irak en compensation. L'actuel territoire libanais fut adjoint à la « Montagne du Liban » pour créer le « Grand Liban ». Tandis que l'Irak et la Jordanie étaient placés sous le contrôle des Britanniques, la Syrie et le nouveau Liban retournaient sous celui de la France. Abdallah se vit donc privé de la plus grosse partie de son territoire - à l'Est mais aussi à l'Ouest, où les Juifs qui retournaient en Israël suite à la déclaration Balfour, freinaient son expansion - tandis qu'Ali héritait du Hejaz. L'intervention française eut une conséquence plus grave encore pour les intérêts de la famille Hachémite : avec la création du Liban et de la Syrie, et avec le retour des Juifs, le Sherif Hussein dû renoncer à son rêve d'un grand royaume levantin unifiant l'Irak, la Jordanie, le Liban, la Syrie et la Palestine, incluant les trois villes saintes de l'Islam dans une même entité sous le contrôle de ses trois fils. Mais le rêve d'Hussein allait continuer à se fracasser contre les murs dressés par la réalité : d'une part, le Hejaz fut conquis par la famille rivale des Saoud, incluant ce territoire ouvert sur la mer - avec Médine et la Mecque - à l'Arabie Saoudite. Ali se vit ainsi privé de son royaume et Hussein partit mourir en exil à Chypre. En 1958, la révolution irakienne chassa violemment la famille hachémite de Bagdad - la ville du deuxième Califat - rétrécissant encore un peu plus l'héritage familial. Enfin, en 1967, le petit fils du roi Abdallah, le roi Hussein, perdit la rive ouest du Jourdain avec Jérusalem.

On le voit : l'histoire de la famille hachémite est celle d'une lente dépossession. Médine, la Mecque, Jérusalem, Damas, Bagdad - toutes les villes chargées de symbolisme pour les Musulmans, lui ont été arrachées des mains par l'Histoire. Et avec elles, l'ouverture sur la mer et les grands centres de communication de la région. S'il ne faut pas le perdre de vue quand on aborde la Jordanie - la seule chose qui reste du rêve du Sherif - il ne faut cependant pas oublier non plus la manière dont la famille continue à se représenter son rôle et sa nature : les Hachémites sont des nobles, dont la lignée est directement reliée au Prophète. Les Hachémites sont également des Bédouins, ces hommes fiers, aristocratiques, commerçants qui maîtrisaient le désert, et s'y enrichissaient même, avant qu'il ne décide lui aussi à son tour de les déposséder. Les Bédouins sont des ruraux, ce qui suppose donc un type particulier de mentalité. Tous ces éléments offrent les clés qui permettent de comprendre la relation particulière que les Hachémites entretiennent avec les Palestiniens.

Quand Yasser Arafat voulut créer le nationalisme palestinien, il rencontra sur sa route deux adversaires : la Jordanie et les Égyptiens. Mais parce que l’Égypte ne pouvait prétendre qu'à la bande de Gaza, Nasser arriva assez rapidement à une entente avec Arafat. En revanche, les relations avec le Royaume hachémite étaient plus compliquées : le territoire qu'Arafat revendiquait pour son peuple était rien moins que la moitié de l'ancienne Jordanie, avec pour capitale Jérusalem. S'ajoutait à cette revendication la question épineuse de la massive présence palestinienne sur le territoire jordanien. Pour un Bédouin, pour un noble, pour un membre de la famille du Prophète élevé dans les meilleures écoles, ces prétentions étaient tout bonnement intolérables : les Palestiniens, les « fellahs », faisaient au mieux figure d'un troupeau inculte de brigands. Des serviteurs, destinés à être dirigés - et d'une main de fer - par les seigneurs que la nature avait elle même désignés. Et puis la direction palestinienne, urbaine, et non pas issue d'une ruralité ascétique, élitiste, sévère, représentait aux yeux des Bédouins l'incarnation de la corruption. Le mépris était grand vis à vis d'Arafat et de sa bande. Cet élément explique également pourquoi les revendications nationalistes palestiniennes ont immédiatement trouvé plus d'écho, d'un point de vue psychologique, du côté de la Syrie et de l’Égypte : les deux pays étaient « socialistes », engagés dans l'aventure du nationalisme arabe, tandis que la Jordanie continuait à avoir une représentation familiale et monarchique du pouvoir, de la société et de l'Histoire. La rupture était donc totale [1]. Elle continue à se faire sentir.

Faisons un saut dans le temps.

Le ministre de la défense israélien, Ehoud Barak, est parvenu à obtenir la signature d'une trêve avec le Hamas grâce aux relations particulières que son émissaire, Amos Gilad, entretient avec le Caire. Depuis la nomination de Barak au ministère de la défense, Gilad passe probablement plus de temps en Égypte qu'en Israël. Cette trêve, mise à mal ces deux dernières semaines, était incontestablement un succès de la diplomatie de la Défense et du premier ministre Ehoud Olmert.
L’Égypte est un acteur clé dans les affaires palestiniennes, grâce à ses contacts avec le Hamas dans la bande de Gaza. Mais parce qu'elle a également ses entrées auprès de l'Autorité Palestinienne, elle s'est imposée pour initier une réconciliation entre les deux factions palestiniennes. Jusque maintenant, elles ont échoué.
Comme l'a rappelé Ephraïm Halévi, ancien chef du Mossad qui a publié un article dans le « Jerusalem Post » il y a trois semaines, la rupture qui divise le Hamas est sans doute aussi profonde que celle qui divise le Hamas et l'A.P. Le Hamas est en effet scindé entre une direction pro égyptienne, représentée par Ismaël Haniyé, et une direction pro-iranienne, représentée par Khaled Meschaal et Mahmoud Zahar. Ces derniers temps, la Jordanie s'est rapprochée de la branche iranienne du Hamas. Elle l'utilise - entre autres - contre l’Égypte et la Syrie. Pour le dire d'une manière brutale, Haniyé n'est pas opposé à une entente avec l'A.P. C'est lui l'artisan de la trêve avec Israël. En revanche, Meschaal et Zahar sont opposés à ces deux initiatives qui contrarient les intérêts de l'Iran ... et de la Jordanie. En fait, ils sont également opposés à la branche égyptienne sur d'autres dossiers qui concernent Israël, le ministère de la défense et le premier ministre Ehoud Olmert.

Et au niveau de l'A.P, que se passe t'il ? Si Mahmoud Abbas est opposé dans la bande de Gaza à la branche iranienne du Hamas qui a fait une alliance avec le Djihad islamique, il doit faire face en Cisjordanie à la même branche iranienne du mouvement. Pour lutter contre son influence, il a donc cherché une nouvelle alliance : c'est la raison pour laquelle il est allé rendre visite à Assad il y a trois semaines. Abbas a également un autre instrument, mis à sa disposition par les États-Unis : les troupes palestiniennes qui se sont entraînées en Jordanie. Il ne faut pas oublier que les Hachémites continuent à envisager l'Autorité Palestinienne et la Cisjordanie comme des sujets officiels - ils ont la nationalité - de la Jordanie. On le comprend tout de suite : Abbas doit être un diable pour pouvoir danser sur le fil tendu par les alliances et les rivalités qui menacent à tout moment de le jeter, lui et son peuple, dans l'abîme. Les brusques revirements de l'administration américaine, qui fait en l'occurrence figure d'éléphant en colère dans un magasin de porcelaine, et la situation pré électorale en Israël, où d'autres éléphants inconscients piquent de dangereuses crises de nerfs, ne sont pas propres à l'aider. La période proche ne sera pas dénuée d'intérêt.
Affaires à suivre, donc : le dossier est loin d'être classé ...

Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem


[1] Même si la biographie d'Arafat reste embrouillée, il est établi que celui-ci est bien passé par l'université du Caire. Un phénomène socioculturel comme Arafat n'aurait jamais pu émerger en Jordanie où la société est très hiérarchique


Nota de Jean Corcos :
Je vous invite à découvrir, pour celles et ceux qui ne font pas partie des "vieux lecteurs", les magnifiques "Carnets de Jordanie" écrits par Isabelle-Yaël à l'occasion d'un voyage mémorable dans ce pays, et où elle avait su voir les choses (comme à son habitude), bien au delà de la superficialité d'une touriste ! Il suffit de cliquer sous le libellé "Jordanie" ci-dessous.