Il y a des dimanche matin où il fait encore plus
gris dans notre cœur que dehors, en ce mois de mai où la météo est souvent si
morose sur Paris. Mon ami Jacques Benillouche est parti ce matin, et en tapant
ces lignes je n'arrive pas à réaliser que c'est déjà arrivé, même si je m'y
attendais vu la gravité de son état.
Jacques
nous avait, courageusement, appris qu'on lui avait annoncé il y a quelques
semaines qu'il avait un cancer du foie, un pronostic d’une extrême gravité car
il peut entrainer la mort très rapidement. Il nous l’avait appris dans un
article (1) du blog qu’il dirigeait, « Temps et Contretemps ». Il y
disait tous ses espoirs dans les protocoles de l'immunothérapie qu’on devait
lui appliquer. Je reproduis ici la conclusion qui est bouleversante alors qu’il
vient de mourir : « Plusieurs patients ont vu leur vie
s’allonger. Certains suivent ce traitement depuis trois ans alors qu’on ne
donnait pas cher de leur vie. Cet article n’a aucun but de voyeurisme ni de
commentaires larmoyants mais il peut servir à aider psychologiquement ceux qui
sont atteints par le crabe pour qu'ils gardent espoir. Il ne s’agit pas de
susciter la pitié, elle est destructrice. Je continuerai à écrire et à parler
jusqu’au bout de mes forces, pour l’instant intactes et même plus toniques
qu’avant, même si le combat est disproportionné. L’écriture est pour moi un
dérivatif pour ne pas penser au sort qui peut m’être réservé malgré moi. Mon
cas n’est pas unique mais grâce à la science, nous vaincrons. » Ces
lignes datent du 12 mars, et il est donc parti deux mois après.
Mon
ami se retrouvait entièrement dans ce presque dernier article : lucidité sans
concession ; ouverture d'esprit, prêt à faire confiance en la modernité, à la
science, à une époque où les pires rebouteux font la leçon aux autres (voir ce
qu'on a vécu pendant le Covid) ; et puis aussi courage, lui qui n'avait pas eu
peur de faire son Alya alors qu'il n'était plus tout jeune. Mais ce courage
avait aussi permis une remise en question constante, le conduisant à avoir
plusieurs vies dans les trois pays où il aura vécu : notre Tunisie natale,
fréquentant comme la grande majorité des enfants juifs de la Capitale le Lycée
Carnot où il passa le Baccalauréat en 1960 ; la France, où il fut
successivement professeur de Physique Chimie, puis ingénieur formé par IBM où
il travailla pendant dix ans, avant de fonder ses propres sociétés et de diriger
un groupe d’une centaine de salariés ; puis enfin Israël, où il s’installa
en 2003 et se consacra au journalisme. Cela, il l’a raconté dans un article de
son blog (2).
Profondément
sioniste, il l’était déjà avant de s’installer là-bas puisque comme il l’a
rapporté c’est dès les années 60 qu’il écrivit ses premiers articles. Devenu en
parallèle à sa carrière un « journaliste autodidacte », il fut initié
par les pionniers de la presse francophone israélienne. Arrivé en Israël, il se
diversifia à nouveau en intervenant dans des médias, certains disparus comme
Guysen TV, d’autres juifs communautaires comme la radio Judaïques FM où il
commentait l’actualité israélienne. Et c’est dans les bureaux si modestes de
cette dernière, rue Lhomond, dans ce cadre où tant de talents bénévoles
pouvaient s’exprimer sans être pris de haut par les « vrais
journalistes » que nos chemins se sont rencontrés ; on se connaissait
à distance, mais le contact direct fut immédiatement chaleureux et de
confiance. Il avait créé en 2010 son blog « Temps et Contretemps »,
et c’est trois ans après que je commençais à y écrire.
Les
visiteurs de son site remarquent tout de suite les portraits déroulants des
contributeurs, y compris ceux disparus. Parmi eux, un autre « Tune »
comme lui et moi, André Nahum, dont il reprenait les chroniques sous forme
écrite. C’est Jacques qui m’apprit fin 2015, par un appel téléphonique depuis
Israël, la disparition de notre ami commun ; et aujourd’hui, c’est lui que
je pleure, comme tant de lecteurs de son site se sentant aujourd’hui orphelins.
Jacques
Benillouche a été le moteur qui a impulsé un nouvel élan à ma carrière de
journaliste autodidacte comme il l'était, lui aussi. Des milliers de lecteurs
de son site appréciaient la finesse de ses analyses et son indépendance
d'esprit. Il y avait su réunir une équipe d'autres bénévoles, offrant à un
lectorat exigeant des contenus de qualité. Et ce qui y était proposé tranchait
vraiment sur le triste paysage de la « Blogosphère » juive
francophone, devenue en l’espace de deux décennies conformiste, mono colore et
souvent tristement répétitive, se contentant de faire tourner en boucle une
pensée unique articulée autour des nouvelles « tables de la
Loi » : critiquer jusqu’à plus soif « les autres », par
exemple une France présentée comme déjà « islamisée » et décadente ;
mais jamais « les nôtres », comme ce que risque de devenir Israël
avec une extrême-droite et des intégristes religieux alliés du pouvoir ;
ricaner des formes dévotes et fanatiques de la pratique de l’islam par
certains, mais jamais de la bigoterie revenue en force parmi une partie des
plus religieux chez nous ; voir les dirigeants du monde avec les lunettes
primaires du « c’est bon pour les Juifs », faisant adorer
successivement Trump, Poutine, Bolsonaro ou Orban, sans s’interroger même après
coup sur leur nocivité, pour leur propre peuple et pour les autres ; et
surtout, ne jamais réfléchir aux problèmes communs concernant toute l’Humanité.
Cette
dérive sectaire est devenu un phénomène universel bien au-delà d’Israël ou de
la France. La violence verbale est
totalement banalisée dans l’espace d’Internet, où ce sont la Démocratie, les
élites et les contre-pouvoirs que l’on présente maintenant comme des despotes,
et les Droits de l’Homme comme une forme d’oppression. Je n’oublie pas ce que
Jacques me racontait, à propos des insultes reçues d’une partie de son
lectorat. Jean-Marc Illouz, ancien grand reporter à France 2 et homme de
terrain, a vu ce phénomène inquiétant se répandre partout, et en particulier
aux Etats-Unis où il a longtemps vécu. Voici ce qu’il a écrit en commentaires
sur Facebook : « Honneur à
l’ami, à l’homme sage et généreux, à sa lucidité bonhomme en ces temps
dangereux où partout, l’angoisse des uns se transforme en haine des autres, au
gré de ces contre-vérités de circonstances dont inondent les esprits,
charlatans et ignorants en quête de pouvoir. »
La
curiosité intellectuelle de Jacques Benillouche, son ouverture d’esprit se seront
manifestées jusqu’à ses tout derniers articles. Il nous y a parlé de Marek
Edelman, héros du ghetto de Varsovie mais aussi antisioniste têtu et oublié par
la mémoire israélienne ; des étoiles montantes des deux bords opposés de
la politique israélienne, Benny Gantz et Yaïr Levin ; mais aussi d’un
évènement lointain, les émeutes d’avril 1938 en Tunisie, pays auquel il restait
attaché mais sans illusions vu son hostilité pathologique contre Israël.
Comment
se crée une amitié ? Entre Jacques et moi, les points de rencontre étaient
évidents. Nos racines « tunes », et le plaisir de se retrouver autour
des plats de notre enfance dans certains restaurants lors de ses passages à
Paris ; notre formation scientifique commune, nous ayant éduqués à voir le
monde rationnellement et à exposer la réalité sans se payer de mots ; mais
aussi une sensibilité judéo-tunisienne commune, celle de générations passées
grandies avec un amour parallèle et non contradictoire pour la France et Israël,
attachées à notre identité sans s’y noyer comme dans un puits sans fond. Jacques
savait décrire dans ses articles la réalité telle qu’elle était et pas comme on
aimerait qu’elle soit, je pense par exemple à ce qu’il écrivit l’année dernière
et qui a eu un très fort impact, sur le coût de la vie devenu insupportable en
Israël et sur le triste cas de familles retournant en France car n’arrivant
simplement plus à survivre. Le publiant, il s’alignait aussi parfaitement sur
la presse israélienne, tellement libre et qui évoque les faits de société sans
auto-censure comme, hélas, le fait souvent notre propre communauté ici. Jacques
publiait aussi des auteurs de sensibilités politiques différentes, aux domaines
d’intérêt et aux styles spécifiques, qui tous réunis faisaient la richesse du
site.
Il
nous a quittés ce dimanche matin, alors que deux évènements, l’un plein de
bruit et de fureur et l’autre heureux et familial venaient de s’achever. Le
premier, on le sait, a été le nouveau round de violence entre Israël et le
Djihad islamique : lui en bonne santé aurait déjà publié quelque chose
là-dessus, tant il était réactif sur l’actualité. L’autre était de portée
familiale, un bonheur auquel il n’aura pas pu assister puisque c’était le
mariage d’une petite-fille. Après les «Chéva Bra’hot » - les sept
bénédictions à prononcer tous les jours de la semaine suivant la cérémonie –,
après le Shabbat de fête des jeunes mariés, c’est comme s’il avait su attendre
ce moment-là pour partir, comme un dernier présent à sa famille.
« L’homme
oublie qu’il est un mort qui converse avec des morts » (Jorge Luis Borges,
« Le livre de Sable »).
Merci
Jacques pour cette dernière conversation, que ton souvenir soit béni.
Jean
Corcos
Cet article a été publié sur mon blog du "Times of Israël" le 17 mai 2023
(1) https://benillouche.blogspot.com/2023/03/limmunotherapie-contre-le-cancer.html
(2) https://benillouche.blogspot.com/2014/11/jacques-benillouche.html