Rechercher dans ce blog

15 janvier 2006

"Colonisation : la norme et l’ignorance". Un article percutant de Pierre Vermeren.

Introduction :
Pierre Vermeren est un professeur agrégé d’histoire TZR à Bordeaux. Historien spécialiste du Maghreb, il a publié plusieurs ouvrages, dont le dernier paru est "Maghreb, la démocratie impossible ? ", Fayard. J'ai eu le grand plaisir de réaliser avec lui deux interviews à propos de son livre en octobre 2004, année de sa parution. J'avais découvert une telle densité d'informations et une telle originalité dans l'approche, qu'il m'avait semblé nécessaire d'y apporter le maximum d'échos, par deux émissions et après lui avoir consacré un compte-rendu sur le journal en ligne "proche-orient.info" (voir article sur le blog). Pierre Vermeren a bien voulu accepter de rejoindre la petite équipe de talents dont vous retrouverez régulièrement des publications sur "rencontrejudaiquesfm". C'est avec plaisir que je publie aujourd'hui son premier article, consacré à un sujet dont on a beaucoup parlé en France dernièrement, celui de l'enseignement de la colonisation (voir aussi sur le blog article du 3 décembre).
J.C

" La loi du 23 février 2005 évoque le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette assertion a déclenché une querelle intellectuelle et politique qui ne cesse de rebondir. La commémoration des émeutes du Constantinois et de leur répression en mai 1945, a suscité une controverse sur les silences de l’école sur les brutalités coloniales. La sèche réaction du FLN, le 7 juin 2005, contre cette « vision rétrograde de l’histoire » en est une bonne illustration.
Après que la France a légalement reconnu en 2000 « la guerre d’Algérie », et que les deux pays se préparent à signer un accord de réconciliation et d’amitié, ce désordre surprend. On évoque la « norme » juridique, on la dénonce ou on l’approuve. Certes, mais qu’en est-il sur le terrain scolaire ?
Le fait colonial est aujourd’hui incorporé aux programmes d’histoire du Lycée. Le tiers des jeunes Français qui prépare un bac général est concerné au premier chef : 8 heures théoriques sur la colonisation/décolonisation en filière S (en Terminale), une douzaine d’heures pour les filières ES et L (Première et Terminale). Si l’on évacue les appels, les retards, les compressions, les devoirs, les bacs blancs ... sans parler des grèves, le phénomène colonial mondial, des XIXe et XXe siècles, occupe de 4 à 10 heures de la vie d’un lycéen.
Sur le papier, la chose est suffisante pour évoquer un phénomène complexe, même s’il convient de l’historiciser, en le replaçant dans le contexte de l’impérialisme européen au XIXe siècle, puis du réveil du Tiers-Monde au XXe siècle. Si l’Algérie est évoquée une heure, c’est bien ... Mais la guerre d’Algérie sera-t-elle évoquée en sus, ou pendant cette heure ? La complexité de l’histoire franco-algérienne est donc brossée à grands traits, voire caricaturée, quand il faudrait une bonne heure pour expliquer à des élèves ébahis la notion « d’Algérie française », ses « citoyens », ses « indigènes » et ses « sujets français »... L’idée des départements algériens, de leurs curés, de leurs gendarmes et de leurs kiosques à musique est totalement étrangère aux jeunes Français d’aujourd’hui. On est dans l’impensable.
À l’exclusion des enfants de l’immigration algérienne, l’Algérie est considérée par le plus grand nombre comme une terre arabe, en proie à la violence et à la pauvreté. En dehors de toute vision cinématographie et de toute connaissance empirique, l’Algérie (comme ses voisins) est vue comme un territoire étranger, globalement hostile, dont l’image est fabriquée par la litanie de l’information du « journal de 20 heures », ces multiples violences en provenance de la région dite « arabo-musulmane ». Dès lors, évoquer la Kabylie, le Nord-Constantinois, le décret Crémieux, Sétif et Guelma ou les enfumades de Bugeaux relève d’une complète et inutile utopie (1).
La colonisation est incomprise dans ses motivations comme dans sa réalité. Elle apparaît absurde. Même les petits-enfants des pieds-noirs rentrés en 1962, et ceux des anciens combattants d’Algérie (la « troisième génération » là aussi) sont dans une presque totale ignorance (2). Or le peu qu’ils savent, ils le taisent et le cachent, car ils ont intégré qu’il ne faut rien dire, ni ne rien évoquer, de ce passé obscur. Si bien qu’à l’ignorance du grand nombre s’ajoute le silence de ceux qui pourraient savoir. Le résultat est sans appel.
Récemment, j’ai effectué à Chartres une courte présentation du Maghreb en 3 heures à une classe de BTS d’action sociale, qui partait en stage au Maroc. À ces 25 jeunes femmes de bonne volonté de 20 à 30 ans, bachelières, et bientôt fonctionnaires, j’ai demandé l’image qu’elles se faisaient de l’Afrique du Nord. Les réponses n’ont pas déçu, qui peuvent tenir en quelques mots : « désert, sable, chameau, palmier, oasis ... , mais aussi soumission des femmes et misère ! » Pour l’historien, cette permanence des représentations est fabuleuse.
Elle signifie trois choses. Un, que les clichés exotiques, fabriqués et divulgués par le Parti colonial au début du XXe siècle pour intéresser les Français à leur Empire, ont traversé les époques d’une manière ahurissante. Combien de Français savent que l’Afrique du Nord est une vaste campagne méditerranéenne ? Deux, qu’en dépit du remarquable travail des historiens, et de l’écriture désormais commune de l’histoire franco-algérienne (cf. l’ouvrage co-dirigé par B. Stora et M. Harbi en 2004), l’histoire coloniale, ses motivations, ses réalisations et ses exactions, restent inconnues de la grande majorité des Français en 2005. Trois, que la querelle normative en cours entre intellectuels et politiciens français et algériens, pour essentielle qu’elle soit, est en réalité sans substance.
Il reste à se demander si cette ignorance de masse résulte d’un désir profond du corps social pour fuir toute réflexion sur un sujet irritant ? Si elle a été organisée par les élites sociales et politiques dans un dessein analogue, ou pour tourner cette page de manière définitive ? Ou bien si elle est le fruit d’une carence médiatique et institutionnelle, procédant du hasard plus que de la nécessité ? Quel est à ce jour le pourcentage d’étudiants en histoire-géographie (les futurs professeurs de lycées) qui suivent un cours d’histoire coloniale, quand cette spécialité universitaire est en voie de disparition (3) ?
La reconnaissance par le Président Chirac des crimes « de la France » sous le Régime de Vichy fut réalisée par un homme de l’après-guerre. Comment, aujourd’hui, regarder en face la « guerre d’Algérie » quand la France et l’Algérie sont encore dirigées par deux protagonistes de cette tragédie ? Certes, le précédent de De Gaulle et d’Adenauer, signant la réconciliation franco-allemande au Traité de l’Élysée (1963), montre que la réconciliation franco-algérienne est aujourd’hui à portée de main. Mais dans la profondeur des institutions et des peuples, il faudra beaucoup plus que quelques « normes juridiques » et « programmes d’histoire » pour sceller les bases d’une histoire commune, sereine et partagée ... "

Pierre Vermeren

(1) Ainsi que le réclament en juin 2004 certaines personnalités éloignées des Lycées, dans une tribune de Libération.
(2) Ce que j’ai personnellement expérimenté dans plusieurs classes du Lycée Montaigne de Bordeaux, parmi tant d’autres.
(3) Sujet à part entière méritant un autre débat.